Accusation, défense, juges d’instruction… Dans chaque équipe du Tribunal, Cambodgiens et étrangers doivent s’affronter pour imposer leur vision de la justice. Fin novembre, le procès de Douch s’est achevé dans la plus grande confusion.
« Je demande à la chambre de me remettre en liberté.» Que s’est-il passé, le 27 novembre dernier, dans la tête de Douch, l’ex-responsable du camp de détention et de torture S-21 ? Pendant les neuf mois qu’a duré son procès, pourtant, l’accusé avait semblé afficher une attitude sincère de remords, pour les crimes contre l’humanité dont il se serait rendu responsable sous le régime du Kampuchéa démocratique, entre 1975 et 1979.
Directement, ou par l’intermédiaire de son avocat français, François Roux, Douch avait adressé à de nombreuses reprises ses excuses et demandé aux victimes de « laisser la porte ouverte au pardon ».
En coopérant étroitement avec le Tribunal, en répondant aux questions des juges, des avocats des parties civiles et des procureurs, il était peu à peu parvenu à imposer sa vision de l’histoire : tout en admettant sa responsabilité hiérarchique pour les 12 000 morts de S-21, il s’était appliqué à se présenter comme un « rouage » de la machine de mort khmère rouge, niant avoir lui-même torturé ou exécuté qui que ce soit.
Au point que les procureurs, prenant acte de cette attitude de coopération, avaient requis une peine de prison de quarante ans – et non la perpétuité.
Mais au dernier jour de son procès, ce savant équilibre vole en éclats : plutôt discret jusque-là, l’avocat cambodgien Kar Savuth prend la parole et exige la remise de Douch en liberté, estimant que la Chambre n’a aucune compétence pour juger son client.
Sommé de choisir entre ses deux défenseurs, l’accusé désigne expressément Kar Savuth et, debout face à ses juges, demande à être relâché.
La tradition cambodgienne
Ce coup de théâtre final blesse profondément François Roux : avocat en France des faucheurs d’OGM et autres militants de la désobéissance civile, il avait toujours refusé de défendre des personnes fuyant leurs responsabilités.
« Toute l’équipe française de défense est meurtrie… Je comprends aussi le dépit des parties civiles, mais je voudrais leur dire que Douch était vrai lorsqu’il a demandé pardon », lâche-t-il sur la route qui le conduit à l’aéroport de Phnom Penh.
Perplexes quant à la signification de ce revirement, des observateurs étrangers avancent immédiatement l’hypothèse d’interférences politiques : Kar Savuth, rappellent-ils, est aussi un proche du Premier ministre Hun Sen. Mais cette hypothèse est finalement peu probable : l’avocat cambodgien, qui défend Douch depuis son arrestation en 1999, tient le même discours depuis 2001, refusant toute reconnaissance de culpabilité par son client.
Cette attitude n’a d’ailleurs rien d’exceptionnel au Cambodge : dans un pays où les juges prononcent des peines extrêmement sévères pour des délits parfois mineurs, l’unique porte de sortie pour les accusés consiste à nier les faits, quand bien même les preuves à charge sont accablantes.
Raoul-Marc Jennar, historien belge, par ailleurs conseiller du gouvernement cambodgien, est également atterré par l’attitude de Douch : « Nous avons assisté à une incohérence majeure due aux limites du rapport de la société cambodgienne avec le droit. On n’attend pas que la vérité se manifeste à partir d’un débat, on ne cherche pas à hiérarchiser la gravité des crimes et des délits, ni à trouver la peine adéquate. »
Sok Sam Oeun, juriste et directeur de l’ONG Cambodian Defenders Project, peu suspect de complaisance envers le gouvernement, estime d’ailleurs que Kar Savuth a adopté la meilleure stratégie possible : « De mon point de vue, c’est la défense de François Roux qui est surprenante : reconnaître la responsabilité de Douch peut inciter à le condamner plus lourdement. »
Binômes infernaux
Ce revirement de dernière minute sera-t-il payant ? Il faudra attendre le verdict, au premier trimestre 2010, pour le savoir. Mais les premiers enseignements peuvent d’ores et déjà être tirés : les désaccords entre magistrats cambodgiens et étrangers, à eux seuls, sont de nature à ridiculiser l’œuvre de justice en cours.
Pour parvenir à instituer ce tribunal hybride, mêlant le droit cambodgien et la loi internationale, les négociations entre le gouvernement et les Nations unies ont été longues et fastidieuses. L’ONU, qui souhaitait garder le contrôle du processus, avait dû faire marche arrière, et accepter que les juges soient à majorité cambodgiens.
Qu’il s’agisse des procureurs, des avocats, ou des juges d’instruction, chaque équipe doit travailler en binôme. Et depuis le début du procès, aucune d’entre elles n’est parvenue à afficher un front uni. Ainsi, le 8 décembre 2008, le procureur canadien Robert Petit et son homologue cambodgienne Chea Leang rendaient public leur désaccord quant à la possibilité d’ouvrir de nouvelles enquêtes.
En juin 2009, Robert Petit annonçait sa démission, pour « raisons personnelles ». Quelques mois plus tard, la chambre de première instance lui donnait raison : pour s’opposer à de nouvelles enquêtes, les juges cambodgiens avaient besoin de réunir quatre voix sur cinq. Il a donc suffi que les deux juges internationaux fassent bloc contre les trois Cambodgiens pour autoriser l’instruction à se saisir de cinq nouveaux cas.
“Si on me convoque, je demanderai au Premier ministre ce que je dois faire. C’est lui, le chef.”
Lemonde seul face aux ministres
Mais là aussi, l’équipe est fissurée. Les deux juges d’instruction, Marcel Lemonde et You Bunleng, travaillent chacun de leur côté avec leurs collaborateurs respectifs. Le 7 octobre dernier, une convocation du tribunal était adressée à six hauts responsables du PPC, le parti au pouvoir : Chea Sim, président du Sénat, Heng Samrin, président de l’Assemblée nationale, Hor Namhong, ministre des Affaires étrangères, Keat Chhon, ministre des Finances, ainsi que deux sénateurs de la majorité, étaient appelés à comparaître comme témoins et à répondre sous serment à des questions concernant leur passé sous le régime khmer rouge.
Cette convocation a eu l’effet d’une bombe : au Cambodge, être appelé à se rendre devant un Tribunal, même pour témoigner, ressemble à une mise en accusation. Mais en recevant cette lettre, les ministres auront au moins eu une petite satisfaction : le nom du juge d’instruction cambodgien, You Bunleng, n’y figurait pas.
Parmi les avocats des parties civiles, la rupture semble moins marquée. Sans beaucoup de moyens financiers, avec un espace de parole réduit, ils ont, lors de leurs plaidoiries, réussi – enfin – à afficher un semblant d’unité. Mais là aussi, la coopération d’égal à égal ne semble pas acquise. Le 23 novembre, l’avocate Ty Srina était brutalement interrompue par son collègue Karim Kahn, qui redoutait que sa collègue n’empiète sur son temps de parole en lisant la liste des victimes qu’elle représentait.
Kong Pisey, autre avocat des parties civiles, a longuement évoqué les agressions sexuelles commises à S-21 – un thème surtout défendu jusque-là par sa consœur allemande Silke Studzinsky. La plupart des avocats cambodgiens des victimes ne sont pas des ténors du barreau : peu s’expriment dans les médias et beaucoup semblent s’effacer derrière leurs collègues étrangers.
Rassurer l’aile dure
Les aléas du travail en binôme paralyseront-ils les procès à venir ? Outre les différences d’approche dues au fossé culturel entre Cambodgiens et étrangers, la question des pressions politiques n’est pas anodine.
À de nombreuses reprises, Hun Sen a publiquement critiqué le Tribunal, et la volonté des étrangers d’étendre les poursuites. Son porte-parole Khieu Kanharith, pourtant membre de l’aide libérale du gouvernement, a même proposé aux magistrats internationaux de « faire leurs valises » s’ils n’étaient pas contents de la tournure des événements.
Cherche-t-il, par ses déclarations, à rassurer l’aile conservatrice de son parti, et notamment Chea Sim et Heng Samrin, aujourd’hui convoqués par le juge d’instruction ? Veut-il manifester son désaccord face à des événements qu’il n’avait pas prévus, alors qu’il contrôle étroitement l’ensemble de l’institution judiciaire ?
Sil le PPC ne s’est sans doute pas donné la peine de dicter une ligne de conduite à Kar Savuth dans l’affaire Douch, il y a peu de chances, en revanche, de voir la coprocureur Chea Leang ou les trois juges cambodgiens de la Chambre de première instance adopter une position contraire à celle de Hun Sen dans les futurs procès.
Hun Sen, le « chef »
Après le responsable de S-21, ce sera au tour de quatre anciens dirigeants khmers rouges de faire face à la justice : Khieu Samphan, l’ex-Président du Kampuchéa démocratique, Ieng Sary, l’ancien ministre des Affaires étrangères, sa femme Ieng Thirith, qui disposait du portefeuille des Affaires sociales, et enfin Nuon Chea, l’ex-idéologue des Khmers rouges.
Et ensuite ? Le juge d’instruction Marcel Lemonde enquête sur cinq autres dossiers. Parmi eux, celui de Im Chhem, élue locale de la commune d’O’Angrè, dans le Nord du Cambodge. En 1978, cette paisible grand-mère supervisait les travaux de construction d’un immense complexe d’irrigation, à Trapeang Thmar. Les ouvriers étaient, pour la plupart, des déportés expulsés des villes.
Creusant la terre à mains nues, dormant sous la pluie battante, plusieurs milliers d’entre eux ont trouvé la mort. Mais aujourd’hui, Im Chem n’a nullement l’intention de se rendre devant le Tribunal, n’en déplaise aux magistrats étrangers : « Si on me convoque, je demanderai au Premier ministre ce que je dois faire. C’est lui, le chef. »
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