Une tribune de Sam Rainsy, leader de l’opposition cambodgienne en exil.
Dans Gavroche du 25 avril 2024 j’ai déjà souligné la dimension géopolitique que revêt le projet du canal Funan Techo qui doit relier le port fluvial de Phnom Penh au Golfe de Thaïlande. “Funan” est le nom d’un puissant royaume indianisé qui avait existé pendant les premiers siècles de l’ère chrétienne autour du delta du Mékong (région plus tard connue sous le nom de Cochinchine). “Techo” est le diminutif d’un titre honorifique et distinctif de Hun Sen.
Selon le gouvernement de Phnom Penh, ce canal long de 180 km va changer la donne dans les secteurs des transports et de l’agriculture. Il donnera un coup de fouet spectaculaire au développement économique du Cambodge. Les avantages d’une indépendance par rapport au Vietnam sont pour la première fois évoqués puisque le port fluvial de Phnom Penh – qui sera relié directement au Golfe de Thaïlande – ne dépendra plus des ports vietnamiens près de Hô-Chi-Minh-Ville situés en aval du Mékong, pratiquement sur la Mer de Chine du Sud.
La première question que l’on peut se poser est la suivante : Si ce canal Funan Techo est si important pour le Cambodge, pourquoi Hun Sen – qui dirige le pays d’une main de fer depuis 1985 – n’y a-t-il pas pensé plus tôt ? Pourtant, d’autres projets presque aussi grandioses ont déjà été réalisés au cours des deux à trois dernières décennies.
D’autres questions viennent à l’esprit qui pourraient éclairer le débat. Pourquoi avoir attendu que la Chine ait d’abord construit sa base militaire de Ream sur le Golfe de Thaïlande, à quelques encablures du canal projeté maintenant ? La base de Ream et le canal Funan Techo ne forment-ils pas un seul et même ensemble faisant partie d’un ensemble beaucoup plus grand appelé “la nouvelle route de la soie” ?
Le désir d’indépendance vis-à-vis du Vietnam est un fait nouveau pour un régime mis en place par Hanoï en 1979. Il traduit un basculement du Cambodge dans l’orbite chinoise pour des raisons politiques et financières. Les données de la géopolitique ont évolué rapidement ces toutes dernières années. L’annonce précipitée de la construction du canal Funan Techo qui sera financé et géré par la Chine, est un reflet de ces changements.
Objectif d’ordre stratégique pour la Chine
Il est clair que le principal objectif de ce canal n’est pas d’ordre économique pour le Cambodge, mais stratégique pour la Chine. Celle-ci, dans sa politique impérialiste de mise en place de “nouvelles routes de la soie”, cherche à s’assurer un accès au Golfe de Thaïlande en passant par le Cambodge et le Laos vassalisés. De même qu’elle cherche à s’assurer des accès identiques à l’Océan indien à travers la Birmanie (Myanmar) et le Pakistan.
Mais le creusement de ce canal qui correspond à un détournement des eaux du Mékong sera lourd de conséquences sur beaucoup de plans. L’environnement, l’hydrologie, l’écosystème, l’agriculture et les conditions de vie de millions d’habitants seront gravement affectés, non seulement au Cambodge mais dans toute la région.
Apparemment, ces conséquences n’ont pas fait l’objet d’études scientifiques suffisantes et crédibles, et les pays voisins n’ont pas été consultés. Le Vietnam notamment vient de faire part de ses préoccupations concernant les conséquences du canal qui lui sont toutes négatives. En effet ce canal, en réduisant le débit des cours d’eau interconnectés couvrant un territoire transnational, affectera tout le système des voies d’eau et des réseaux d’irrigation, l’agriculture, l’aquaculture, la qualité des sols (salinisation, érosion) et finalement les conditions de vie des 17 millions d’habitants qui vivent dans la région du delta du Mékong. 17 millions d’habitants au Vietnam c’est plus que la population totale du Cambodge. Malgré ces “préoccupations” tout-à-fait compréhensibles du pays voisin Hun Sen a déclaré qu’il ne négocierait pas avec Hanoï sur ce sujet, car le Cambodge est un “pays indépendant”.
Alors que le réchauffement climatique et la pénurie d’eau sont devenus un problème planétaire qu’aucun pays ne peut résoudre tout seul, l’étroitesse d’esprit et l’arrogance de Hun Sen ne peut que susciter l’inquiétude.
La propagande du gouvernement de Phnom Penh faisant miroiter les bienfaits du canal Funan Techo pour l’économie cambodgienne ne saurait cacher les dessous plus sombres de ce projet controversé. Ces aspects cachés sont de deux ordres.
Aspect extérieur : Le poids de la Chine
Sans la pression et le financement (1,7 milliard de dollars) de la Chine ce projet de canal ne verrait pas le jour. C’est dire que Pékin a vraiment besoin de ce canal en complément de sa base militaire de Ream pour faire du Cambodge un avant-poste des plus solides pour sa politique impérialiste. Le canal permettra d’acheminer facilement de la Chine vers le Golfe de Thaïlande, et vice-versa, toutes sortes de marchandises et d’équipements (y compris militaires) sans passer par le Vietnam qui devient ennemi en cas de guerre.
Au-delà des problèmes de transport et de logistique, ce canal qui correspond à un détournement partiel des eaux du Mékong peut servir un objectif stratégique beaucoup plus large qui consiste à affaiblir le Vietnam par Cambodge interposé. Le Vietnam a déjà, à travers ses “préoccupations” mentionnées plus haut, établi la liste des inconvénients et désavantages possibles résultant de ce canal.
Mais le détournement d’un cours d’eau peut faire partie d’une véritable stratégie militaire. David Medioni a écrit dans “Quand l’eau est source de conflits présents et futurs” : “Les exemples de guerres ou de conflits, où la question de l’eau joue un rôle crucial, sont fort nombreux. Sun Tzu avait déjà recommandé dans l’Art de la guerre au Ve siècle av. J.-C. de détourner les fleuves.”
Aspect intérieur : La démagogie de Hun Sen
Parce que le régime actuel de Phnom Penh sait qu’il est de plus en plus impopulaire pour des raisons internes (corruption institutionnalisée, népotisme, violations des droits de l’homme, répression féroce, scandales financiers, appauvrissement et endettement inédit de la population), il cherche à désigner un ennemi extérieur pour détourner l’attention de la population de ces problèmes internes et consolider l’unité nationale autour de Hun Sen et sa famille dirigeante.
Hun Sen a utilisé ce stratagème nationaliste et démagogique de nombreuses fois déjà dans le passé, notamment à l’approche d’élections quand l’opposition avait le vent en poupe ou quand le dictateur sentait le sol se dérober sous ses pieds: des tensions frontalières ou autres ont été créées.
– Avec la Thaïlande en 2003 (mise à sac de l’ambassade thaïe à Phnom Penh) puis en 2008 (incidents autour du temple de Preah Vihear) ;
– Avec le Laos en 2018 ;
– Avec le Vietnam en 2023 (“drones hostiles” survolant la province de Mondulkiri venant de l’Est), et maintenant encore en 2024 à propos du canal Funan Techo.
En tout cas, la politique que Hun Sen continue de dicter au gouvernement de Phnom Penh devient de plus en plus dangereuse pour le Cambodge. Elle rappelle celle que Pol Pot a menée de 1975 à 1979 : inhumaine à l’intérieur, belliqueuse à l’extérieur. Une triste répétition de l’histoire. Mais Hun Sen n’est-il pas un ancien commandant militaire Khmer rouge qui a gardé la mentalité que lui a inculquée Pol Pot ?
Sam Rainsy
Président par intérim du CNRP
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