Une tribune du chef de l’opposition cambodgienne en exil Sam Rainsy
Les paysans cambodgiens, colonne vertébrale de l’économie et de la sécurité alimentaire du pays, s’enfoncent chaque jour davantage dans une misère insoutenable. Confrontés à des prix agricoles trop bas et à un manque criant de débouchés, ils sont contraints de s’endetter lourdement pour subvenir à leurs besoins ou financer leurs productions. Ce cercle vicieux les maintient dans une pauvreté chronique — qui s’aggrave avec la confiscation des terres liée à l’endettement — et alimente une migration massive vers la Thaïlande, pour chercher des emplois précaires juste pour pouvoir survivre et servir les intérêts des dettes.
Face à cette détresse, la politique actuelle du gouvernement cambodgien, censée soutenir le prix du riz, s’est révélée largement inopérante. Cette politique repose sur des prêts accordés à un groupement de rizeries privées, chargées d’acheter le paddy (riz non décortiqué) aux paysans à un prix supposé décent. Cependant, ce mécanisme comporte de nombreuses failles : les rizeries, souvent proches du pouvoir, privilégient leurs intérêts financiers, n’offrant que des prix toujours insuffisants aux producteurs. Les agriculteurs, au lieu de bénéficier d’un soutien réel, restent à la merci de ces intermédiaires.
Il est donc impératif de repenser les mécanismes de soutien au prix du riz pour garantir un revenu minimum aux paysans et répondre efficacement à leurs besoins. Ce texte propose des alternatives concrètes et réalistes, susceptibles de redonner espoir aux agriculteurs cambodgiens et de renforcer durablement le secteur agricole du pays.
Critique de la politique actuelle
Un mécanisme inefficace et biaisé
Le système de prêts aux rizeries privées est marqué par des conflits d’intérêts et un manque de transparence. Ces rizeries, souvent dirigées par des proches du pouvoir, se concentrent sur leurs profits au détriment des producteurs. À titre de comparaison, la Thaïlande adopte un modèle plus inclusif en garantissant un prix minimum pour le riz directement auprès des agriculteurs, sans passer par des intermédiaires privés dominés par des élites.
Des rizeries sans obligation réelle
Les rizeries ne sont pas contraintes d’acheter le paddy à un prix minimum garanti, et aucune règlementation efficace n’est mise en place pour surveiller leurs activités. Contrairement à cela, le Vietnam exige des quotas d’achat auprès des coopératives locales, garantissant ainsi que les agriculteurs vendent leurs récoltes à des prix justes.
Absence de soutien direct aux agriculteurs
Alors que les subventions et les prêts pourraient être dirigés vers les paysans eux-mêmes, ils sont canalisés à travers des intermédiaires qui captent l’essentiel des bénéfices. La Thaïlande, par exemple, offre des subventions directes aux petits agriculteurs sous forme de paiements compensatoires, ce qui réduit leur dépendance vis-à-vis des intermédiaires.
Propositions pour une politique agricole plus efficace
1. Mise en place d’un prix minimum garanti par l’État
Principe : L’État fixe un prix plancher pour le paddy et compense directement les paysans si le prix du marché est inférieur à ce prix plancher.
Avantages : Protection des revenus des producteurs et limitation des fluctuations de prix.
Comparaison avec la Thaïlande : La Thaïlande applique depuis longtemps un système de prix garanti pour le riz, dans lequel l’État achète les récoltes à un prix fixe. Ce mécanisme a permis de stabiliser les revenus des agriculteurs thaïlandais, bien que des réformes récentes aient visé à réduire les coûts de ce programme.
2. Création d’une Agence publique d’achat du paddy
Principe : Une agence publique achète directement le paddy aux agriculteurs à un prix fixe, puis le revend aux rizeries ou sur les marchés internationaux.
Avantages : Élimination des intermédiaires et constitution de stocks stratégiques pour stabiliser les prix.
Comparaison avec le Vietnam : Le Vietnam a mis en place des programmes similaires, où des coopératives soutenues par l’État jouent un rôle central dans la collecte et la distribution des récoltes. Cela garantit une meilleure équité dans la répartition des revenus agricoles.
3. Subventions ciblées aux paysans
Principe : L’État verse des subventions directes aux agriculteurs, calculées en fonction des quantités de paddy produites ou vendues.
Avantages : Soutien transparent et direct, réduisant les détournements de fonds.
Comparaison avec la Thaïlande : Les agriculteurs thaïlandais bénéficient de subventions conditionnées à la production, ainsi que d’un accès facilité à des intrants subventionnés (semences et engrais).
4. Promotion des coopératives agricoles
Principe : Encourager les paysans à s’organiser en coopératives pour mutualiser leurs ressources et accéder à des marchés plus rentables.
Avantages : Renforcement du pouvoir de négociation et autonomisation des communautés rurales.
Comparaison avec le Vietnam et la Thaïlande : Dans ces pays, les coopératives agricoles jouent un rôle clé dans la chaîne de valeur, offrant des prix compétitifs aux membres et permettant un meilleur accès aux exportations.
5. Développement des infrastructures de stockage
Principe : Construire des silos et entrepôts communautaires pour permettre aux paysans de conserver leur paddy et attendre des prix plus favorables.
Avantages : Réduction de la pression pour vendre immédiatement après la récolte à des prix bas.
Comparaison avec l’Indonésie : L’Indonésie investit massivement dans des infrastructures de stockage au niveau local, ce qui réduit les pertes post-récolte et aide les agriculteurs à mieux gérer leur offre.
6. Contrats de culture et débouchés garantis
Principe : L’État facilite des contrats entre paysans et acheteurs (rizeries, exportateurs) avec des prix fixés à l’avance.
Avantages : Réduction de l’incertitude pour les producteurs et stimulation de la production.
Comparaison avec le Vietnam : Le Vietnam encourage activement les contrats de culture entre agriculteurs et entreprises agro-industrielles, ce qui sécurise les revenus et améliore la qualité des récoltes.
7. Investissements massifs dans l’irrigation
Principe : Développer des systèmes d’irrigation modernes pour garantir un approvisionnement régulier en eau.
Avantages : Amélioration des rendements agricoles et résilience face aux sécheresses.
Comparaison avec la Thaïlande : La Thaïlande dispose de systèmes d’irrigation plus avancés grâce à des investissements publics massifs dans des canaux et barrages, permettant aux agriculteurs d’être moins dépendants des cycles climatiques.
8. Accès aux marchés internationaux
Principe : L’État promeut activement les produits agricoles cambodgiens à l’exportation, valorisant leur qualité (riz parfumé, manioc biologique).
Avantages : Augmentation des débouchés et stimulation de la demande.
Comparaison avec la Thaïlande : La Thaïlande est un leader mondial de l’exportation de riz grâce à des stratégies de promotion et des négociations commerciales efficaces. Le Cambodge pourrait intensifier ses efforts pour mieux positionner son riz parfumé sur les marchés internationaux.
Conclusion
La misère des paysans cambodgiens, amplifiée par un système inefficace et injuste, appelle à une réforme urgente de la politique agricole. Contrairement à ses voisins asiatiques comme la Thaïlande et le Vietnam, le Cambodge n’a pas encore mis en place des mécanismes adaptés pour garantir des prix décents, soutenir directement ses agriculteurs ou investir dans des infrastructures modernes.
Adopter des solutions inspirées des meilleures pratiques régionales, telles que les prix garantis, les coopératives agricoles et les investissements dans l’irrigation, pourrait transformer la situation des paysans cambodgiens. Ces mesures permettraient non seulement de stabiliser leurs revenus, mais aussi de renforcer durablement l’économie agricole du pays. Il est temps pour le Cambodge de tirer les leçons de ses voisins et de placer ses agriculteurs au cœur de sa stratégie de développement.
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