Un hommage de Christian Lechervy, ancien Ambassadeur de France en Birmanie, envoyé spécial pour le conflit Birman
Depuis le milieu des années 70, diplomates, ecclésiastiques, humanitaires, journalistes, Onusiens et universitaires s’intéressant au Cambodge allaient au-devant du père François Ponchaud. Auprès d’un homme affable, aux phrasés parfois crus, ils recueillaient informations circonstanciées et fines appréciations des turbulences traversées par son pays d’adoption. Entraîné dans les affres d’un Royaume qu’il connut tour à tour sous les noms de République, Kampuchéa démocratique, République populaire du Kampuchéa, Etat du Cambodge avant une nouvelle restauration monarchique le 24 septembre 1993, le missionnaire catholique est devenu une personnalité publique de renom sur les scènes cambodgienne et internationale.
Un commentateur aux avis tranchés qui osait parler cash mais apporta aussi sa contribution à la justice internationale. Il fut en effet entendu à la Commission des droits de l’homme de l’ONU le 15 septembre 1978 puis en audition publique lors du procès international contre les principaux dirigeants khmers rouges. Dans cette dernière, il tint à s’y exprimer en langue khmère pour être largement entendu des jeunes générations n’ayant connu ni les deuxième et troisième conflit indochinois.
Un témoin de son temps, un homme libre à la parole forte. Pour le plus grand nombre, le religieux né à Sallanches (Haute-Savoie) en 1939 et officia dans la province de Kompong Cham dans les années 1969 – 1975 est celui qui a fait admettre aux yeux du monde, et non sans difficulté, la nature sanglante et génocidaire du régime khmer rouge conduit par Pol Pot (1925 – 1998). Sa contribution « Cambodge : neuf mois après » donnée au journal Le Monde en février 1976 puis son ouvrage Cambodge année zéro (Julliard, 1977, 252 p, réédité en 1998 aux Editions Kailash) ont changé la vie du religieux et le regard sur le communisme.
Ils ont été des tournants émotionnels et analytiques. De véritables bombes politiques. Certains voulurent y voir la main d’une CIA revancharde, d’autres le relais d’analyses des services de renseignement extérieur français ou thaïlandais. Alors que le manuscrit n’était que des propos d’un témoin oculaire déterminé à faire état d’une réalité occultée par cécité idéologique et une gouvernance khmère rouge ayant mis la nation au ban du monde.Aujourd’hui, l’écho de Cambodge année zéro raisonne encore.
Pour preuve, on trouve des exemplaires dans bien des échoppes d’Asie du sud-est. Ce sont pour la plupart des éditions pirates des versions en français et en anglais. Les acquéreurs sont le plus souvent des touristes de passage mais le texte mérite toujours l’attention. Comme le souligna l’essayiste Jean Lacouture dans sa recension de 1977 pour la Revue d’études comparatives Est-Ouest du CNRS, le beau et tragique livre de François Ponchaud doit être lu par « tous ceux qui rêvent de changer le monde. Non pour abolir leur rêve mais pour le maîtriser ».
« Cambodge année zéro » a bouleversé la vie du religieux.
Si le témoignage de F. Ponchaud a suscité bien des controverses, cet électrochoc prit d’abord la forme de tribunes d’alerte dans les colonnes du journal Le Monde et des interviews données tous azimuts. C’est devant la multiplication des faits implacables rapportés que ses interlocuteurs de la presse hexagonale lui suggérèrent d’en faire un livre.
Dans l’environnement médiatique contemporain, il faut se montrer infatigable pour porter témoignage des horreurs des dictatures installées et des guerres civiles prolongées. Le père François Ponchaud en sait quelque chose mais il appartenait à cette catégorie d’hommes et de femmes têtus, déterminés à faire connaître les vérités. C’est pourquoi, tout au long de sa vie il n’a pas cessé de donner son point de vue, témoigner et écrire. L’inventaire de ses textes est probablement encore à faire. Nombre d’articles publiés ne portent même pas sa signature.
Il offrit également de nombreuses préfaces à des auteurs (ex. Cambodge, vers de nouvelles tragédies ?, L’Harmattan, 2005 ; L’abnégation de ma Cambodgienne, Yil Editions, 2020 ; Une vie avec les ouvriers du Cambodge, Les Impliqués Editeur2022)Non seulement le père Ponchaud se fit un chroniqueur du temps khmers rouges mais il fut également celui des ères de la mainmise du Parti du peuple cambodgien mené par Heng Samrin et Hun Sen. En rapporteur des événements et non comme moraliste, il n’hésita pas à morigéner publiquement tant le roi Norodom Sihanouk que le puissant premier ministre Hun Sen.
Défendant ses idées avec ténacité et même fougue, le missionnaire pourfendit les errements des pouvoirs et ceux qui les soutenaient sur la scène (inter)nationale. Cette posture ne lui valut pas que des amis, y compris au sein de l’église catholique, mais il assumait un caractère bien trempé et au fond une fonction d’impertinent.
Ce choix, il disait le faire pour l’amour des Cambodgiens et la justice pour les plus démunis comme il le détailla dans un livre d’entretiens avec Diane Cuypers (L’impertinent du Cambodge, Magellan & Cie, 2015, 180 p).
Néanmoins, ses critiques parfois virulentes ne firent pas obstacle à son aura et une obtention de la citoyenneté cambodgienne en 2013.56 années de sacerdoce au côté des Cambodgiens. Protagoniste de la renaissance de l’église catholique cambodgienne après les sombres années du communisme privateur de libertés, le prêtre n’abandonna jamais son service à la société des Missions étrangères de Paris (MEP).
De son ordination en 1964 à ses départs de Phnom Penh le 8 mai 1975 puis définitivement le 21 décembre 2021, le Savoyard se fit un bâtisseur. Le 1er mars 1985, il créa l’association Espace Cambodge puis Avenir Cambodge fondé en octobre 2011 pour venir en aide à l’installation des Cambodgiens en France. Près de 20 000 d’entre eux bénéficièrent du soutien de l’ONG (cf. B. Fidelin : Prêtre au Cambodge, Albin Michel, 1999, 263 p). En 1993, il fonda le Centre culturel catholique cambodgien (CCCC) afin d’enseigner la langue et la culture khmère aux jeunes missionnaires et volontaires.
Lui-même polyglotte (anglais, grec, hébreu, khmer, latin) l’ex étudiant de théologie et de langues anciennes à Rome fut avant tout un homme de terrain, en paroisse comme dans les camps de réfugiés.
Fière de ses racines montagnardes et rurales, il multiplia les projets de développement pour remédier aux effets du génocide et l’écocide commis par les Khmers rouges (ex. abandon des diversités rizicoles, destruction des réseaux d’irrigation, déforestation sauvage…). Dans ses paroisses de Chamlak (province de Kratié) et O Réang Euv (province de Tboung Khmum), le pasteur s‘employa avec ses paroissiens et des dons étrangers à la réalisation de nombreuses infrastructures (clinique, école, latrines, pont, route) et au développement social (agriculture, éducation, santé).
Il s’attela également à la traduction en khmer de la Bible avec la Société biblique cambodgiennes, à celle de textes liturgiques et aux documents fondamentaux de Vatican II. S’il sut se faire historien de l’Eglise du Cambodge (La cathédrale de la rizière, Fayard-Le Sarment, 1995, réédité en 2006 chez CLD), le partisan de la reconquête de la mémoire s’attacha à l’histoire du pays tout entier (Un brève histoire du Cambodge, Editions Siloé, 2007, réédité en 2015 chez Magellan & Cie).Soucieux de la reconstruction du tissu social et religieux, il prôna avec volontarisme le dialogue et la connaissance du bouddhisme.
Figure emblématique du Cambodge, des complexes relations franco-cambodgiennes, le père François Ponchaud s’est éteint le 17 janvier à la maison de retraite des MEP à Lauris (Vaucluse) en espérant être enterré au Cambodge, ce pays à qu’il s’est donné si passionnément. Il ne fait aucun doute que l’on parlera longtemps encore de F. Ponchaud, de l’homme de foi, du défenseur acharné des droits de l’Homme et du témoin des heures les plus sombres de l’histoire contemporaine du Cambodge.
Christian Lechervy est Diplomate – Envoyé spécial pour la Birmanie, auteur de plusieurs essais sur le Cambodge : Les Cambodgiens face à eux-mêmes ? (Fondation pour le progrès de l’homme, 1993), Cambodge : de la paix à la démocratie (La Documentation française, 1993), Les guerres d’Indochine (Que sais-je, 1996).
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