Deux mois après la “Phnom Penh Pride” organisée par les homosexuels cambodgiens et expatriés, la communauté affirme sa visibilité, mais laisse tout esprit de revendication au placard.
Un soleil paisible se couche sur la plage idyllique de Sihanoukville. Roath, jeune Khméro-américaine aux cheveux longs et fins, s’approche de son amie Thida et l’enlace tendrement. Un étrange sourire aux lèvres, les deux filles goûtent les derniers moments heureux de leur amour impossible, avant que les familles ne s’en mêlent et que la romance ne devienne un drame. Cette scène, tirée du film Who am I, sera sur les écrans de la chaîne de télévision privée CTN, en septembre prochain. Une petite révolution dans le paysage audiovisuel cambodgien: il s’agira du premier film lesbien khmer diffusé auprès du grand public, quelques mois après sa projection dans le cinéma Lux, à Phnom Penh. «Je pense que le public est prêt pour ça, estime Poan Phuong Bopha, directrice de la société de production Cinq Fleurs, à l’initiative de Who Am I. Lorsque j’ai soumis le script au département des films, j’ai été surprise: seules deux scènes avaient été censurées, et celle qui suggère l’acte sexuel entre les deux filles a été laissée telle quelle.»
« Ne rigole pas de moi »
Pour qu’un tel projet arrive à terme, il a certes fallu un enchaînement de circonstances: «Au début, je ne connaissais pas du tout le milieu homo, avoue Poan Phuong Bopha. Mais je savais que beaucoup de mes employés, parmi les maquilleurs et les costumières, faisaient partie du “troisième sexe”. Je me suis dit que c’était injuste qu’ils soient obligés de se cacher. Alors je les ai interrogés sur leur mode de vie. Je cherchais une idée qui me permette de parler d’eux. C’était assez paradoxal de voir qu’au Cambodge, aucune fiction ne montrait de personnages homosexuels, alors qu’en Thaïlande, il est devenu rare de voir un film où les personnages sont tous hétéros…» Au même moment, la chaîne Bayon TV lance une émission hebdomadaire intitulée «Ne rigole pas de moi», qui donne la parole aux jeunes gays et lesbiennes. Dans les témoignages, un constat apparaît immédiatement: la plupart évoquent des problèmes d’intolérance et de discrimination, de la part de leur famille et de leur entourage.
Mais c’est surtout un sordide fait divers qui a permis, en mai 2008, aux homosexuels de sortir de l’ombre. Ce mois-là, Chea Rotha, une femme commissaire de police commandite une attaque à l’acide contre une vieille dame. Après enquête, cette dernière s’avère être la tante d’In Solyda, une jeune starlette, qui tentait de mettre fin à sa relation amoureuse avec la commissaire. L’affaire fait les choux gras des magazines en khmer, et les lecteurs se posent des questions. «Tout le monde voulait savoir comment des femmes faisaient pour faire l’amour entre elles, explique Poan Phuong Bopha. Là, je me suis dit que c’était le moment de se lancer.» Elle demande donc à Pol Pisey, écrivain et poète cambodgienne renommée, de réaliser le script. Le tournage dure six mois et le film remporte un bon succès dans les deux salles de Phnom Penh, avec 25,000 entrées en deux mois. «C’est vrai que j’ai entendu des commentaires négatifs de la part de hauts fonctionnaires… mais je pense qu’en fait, ils n’avaient pas vu le film», indique Poan Phuong Bopha. Parmi ceux qui l’ont vu, en revanche, les attitudes sont mitigées. Vinh Dany et Ou Sopheary, jeunes chercheuses cambodgiennes, ont proposé aux jeunes de répondre à des questionnaires après la séance au cinéma Lux. Dans cet établissement, les ados étaient nombreux à avoir acheté leur billet sans connaître la thématique du film. Il ressort de l’étude que si les spectateurs ne sont que 12% à estimer que regarder des films sur les lesbiennes incite à devenir homosexuel soi-même, ils sont plus de 30% à ressentir de la «pitié» pour les homos. Plus de 60% d’entre eux disent ne connaître aucun gay dans leur entourage, et autant affirment qu’ils ne changeraient pas d’attitude envers un camarade qui ferait son coming out. Et ce n’est pas le bouddhisme qui influence leur comportement: 67% des personnes interrogées rappellent que Bouddha ne s’est jamais exprimé sur le sujet, 15% disent ne pas savoir, et seuls 5% considèrent qu’il s’agit d’une «faute» au regard de la religion. Enfin, lorsqu’on leur demande si «l’amour et le mariage homosexuels devraient être autorisés», ils sont 60% (dont une majorité de filles) à répondre par l’affirmative.
Pas mariés dans l’année
Le débat sur le mariage gay est pourtant loin d’être d’actualité au Cambodge. Même si le roi Norodom Sihanouk – retiré depuis – s’est officiellement prononcé en faveur du mariage homosexuel en février 2004, son fils Norodom Sihamoni, qui lui a succédé depuis, est beaucoup plus discret. Interrogés, les hommes politiques ont des positions variables sur le sujet, mais n’en font jamais une priorité de l’agenda parlementaire. «Notre société est très tolérante, indique ainsi Khieu Kanharith, porte-parole du gouvernement et du Parti du peuple cambodgien (PPC) au pouvoir. Personnellement, je suis d’accord avec l’idée qu’une loi puisse être adoptée, pour répondre aux problèmes juridiques qui pourraient se poser à l’avenir.» Sonn Chhay, député du Parti Sam Rainsy (PSR) d’opposition, estime de son côté qu’il n’y a «pas de problème de discrimination dans la société khmère» et que les députés doivent plutôt «s’occuper de sujets beaucoup plus importants».
La loi, peu précise en la matière, est assez libérale dans la mesure où elle protège les couples non mariés. «Lorsque l’un des deux partenaires décède, l’autre peut obtenir d’hériter même en l’absence de mariage… Il suffit de pouvoir prouver la vie commune», indique Muth Piseth, avocate auprès de l’ONG de défense des droits de l’homme Adhoc. Selon elle, le vote d’un texte instituant un partenariat civil ne relève pas de la science-fiction. «Aujourd’hui, les silences de la loi sont de nature à créer le désordre, et il ne serait pas surprenant que le gouvernement décide de légiférer. Il serait logique que les homosexuels puissent se marier, car ce sont des citoyens comme les autres.» D’ailleurs, de tels mariages ont déjà eu lieu au Cambodge, en toute discrétion: une telle confusion règne dans les registres d’état-civil que lorsqu’un couple se présente devant les autorités et demande à se marier, les vérifications ne vont pas loin. Et si l’un des deux partenaires s’est travesti et a pris l’apparence du sexe opposé, le mariage peut être enregistré sans problème.
Une Gay Pride bien tranquille
Pour autant, les homosexuels investis dans la vie communautaire de Phnom Penh sont réticents à s’engager dans une bataille pour leurs droits. Ainsi, la cinquième «Phnom Penh Pride», organisée en mai dernier, avec soirées festives et festival de films gays et lesbiens, n’a pas été accompagnée d’un défilé. «En 2004, lors de la première édition, le but était d’amener la Gay Pride aux Cambodgiens, indique Chath Piersath, un Khméro-américain originaire de San Francisco. Il ne s’agissait pas de prendre des positions politiques, mais d’aider les homosexuels à se retrouver et à s’accepter.» Pour expliquer l’absence de défilé, Collette Oregan, une des organisatrices, avance l’argument de la jeunesse du mouvement gay dans le royaume: «Nous ne voulons surtout pas imposer notre vision de l’événement aux Cambodgiens. Une marche des homosexuels à Phnom Penh, ce n’est pas à l’ordre du jour…
Cela implique que les personnes concernées défilent au vu de tous, et c’est une autre étape à franchir.» Pourtant, des Cambodgiens avaient demandé aux autorités l’autorisation de défiler. Sou Sotheavy, représentante transgenre d’une association de prostitué(e)s, avait même pris toutes les précautions d’usage: «Nous avons bien précisé que ce n’était pas une manifestation dirigée contre le gouvernement et qu’elle se déroulerait pacifiquement… Mais le ministère de l’Intérieur nous a répondu que c’était impossible, en raison de la proximité avec les élections communales.» Un motif peu convaincant: ce scrutin, auquel seuls les élus locaux participent, n’est pas l’occasion d’une agitation politique quelconque. Sou Sotheavy, une des seules personnalités cambodgiennes clairement engagées dans une démarche revendicative, compte désormais sur le Tribunal des Khmers rouges pour faire entendre la voix des personnes du «troisième sexe»: elle a demandé à se constituer partie civile pour avoir été forcée d’épouser une femme sous le régime du Kampuchéa démocratique, en dépit de son identité transgenre.
Eviter l’amalgame
En matière de visibilité, les gays peuvent aussi compter sur les associations investies dans la lutte contre le sida. En 2004, l’ONG Family Health International (FHI) est la première à lancer des programmes ciblant explicitement les homosexuels masculins. «A l’époque, le sujet était très politique», indique Helena Horal, officier de prévention à FHI. «Depuis, les acteurs se sont multipliés sur le front du VIH. Il y a davantage de ressources, et, par ricochet, plus de moyens d’agir contre les discriminations», ajoute Caroline Francis, directrice adjointe de FHI Cambodge. Reste qu’en associant systématiquement la thématique de l’homosexualité à celle du sida, les ONG risquent d’établir un amalgame dangereux. «Nous en sommes conscients, et faisons très attention au message que nous envoyons», assure Caroline Francis.
Pour autant, la question du sida n’a pas encore permis aux homosexuels d’établir un dialogue direct avec le gouvernement. Alors que les organisateurs de la Phnom Penh Pride et plusieurs ONG de santé publique avaient invité les officiels gouvernementaux à une rencontre, ces derniers se sont tous fait porter pâles, en raison… des congés à l’occasion de l’anniversaire du roi Norodom Sihamoni.