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CAMBODGE – HISTOIRE : Angkor Thom était une des plus grandes cités d’Asie

Journaliste : Frédéric Amat
La source : Gavroche
Date de publication : 31/08/2020
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Retour en arrière dans nos archives sur une grande découverte archéologique avec cet article publié dans notre magazine… Cachés sous l’épaisse forêt d’Angkor, les plans d’une ville encore inconnue ont été mis au jour par Jacques Gaucher, chercheur français, membre de l’Ecole française d’Extrême-Orient. Cette découverte de grande importance devrait susciter des recherches complémentaires et un attrait touristique supplémentaire pour un site déjà apprécié pour sa magnificence.

 

Un kilomètre et demi exactement sépare la porte taillée dans le mur d’enceinte de la cité d’Angkor Thom du temple du Bayon. Un kilomètre et demi d’une route bitumée qui coupe comme une plaie deux murs d’une végétation luxuriante, quasi impénétrable. Entre la porte de cette cité, située au cœur du complexe d’Angkor et ce temple aux visages de pierre, il n’y a rien à voir, ou presque: des arbres, des broussailles, des mares et quelques singes espiègles. On y circule en bus, en tuk-tuk ou à dos d’éléphant. Car le but de la visite, ce n’est pas cette forêt partout présente. Les touristes viennent du monde entier pour admirer ces vestiges de pierre de la civilisation khmère qui émergent au centre de ces 900 hectares de bois, encerclés de quatre murailles longues de trois kilomètres chacune.

 

Un chercheur, membre de l’Ecole Française d’Extrême-Orient (EFEO), et directeur de la mission archéologique française à Angkor Thom, s’est intéressé non pas aux vieilles pierres déjà très choyées, mais justement à cette forêt dense oubliée. Ou plutôt à ce qu’il y avait sous cette forêt, à ce qu’elle cachait. Et sa découverte est extraordinaire à plusieurs titres: une vraie ville, l’une des plus grandes cités habitées d’Asie, plus grande que Paris à la même époque (700 ans auparavant).

 

Difficile d’imaginer, lorsqu’on gravit les dernières marches de la terrasse des éléphants, qu’à la place de cette jungle épaisse des alentours se dressaient des milliers d’habitations faites de bois et de latérite sur les bords d’innombrables rues et avenues, parsemées de jardins, de larges bassins, le tout agrémenté d’un système complexe d’approvisionnement en eau et de drainage. Et pourtant, c’est ce que les recherches du professeur Jacques Gaucher et de son équipe, principalement financées par le ministère des Affaires étrangères en collaboration avec l’Apsara (l’autorité en charge du site d’Angkor), ont mis au jour après cinq années de travaux intensifs. Cet archéologue, également architecte et urbaniste, vient en effet de dévoiler la topographie de l’ancienne ville d’Angkor Thom. Et d’en dresser les plans quasiment au mètre carré près !

 

«Les temples d’Angkor ont toujours fasciné les hommes. Les chercheurs se sont attachés à comprendre les demeures des dieux et plus rarement celles des humains. Je me suis donc, dans un premier temps, éloigné du temple pour m’intéresser à Angkor en tant que ville, en tant que cité des bâtisseurs. Dans la capitale, Angkor Thom, à l’exception des monuments centraux, on ne savait pas comment la vie était organisée entre ces murs. C’est ce qui a motivé mes travaux. Mais c’était un immense défi vu la présence de la forêt, la nature végétale des constructions anciennes et la taille des lieux», explique Jacques Gaucher en contemplant l’avenue qui mène à la porte des morts, à deux cents mètres seulement de l’entrée principale du Bayon, où se presse maintenant une foule bruyante.

 

De longs arbres centenaires bordent ce chemin de terre, comme autant de murs d’une végétation hostile. Au sol, des colonies de fourmis rouges, énormes, disparaissent sous quelques pierres de latérite formant une sorte de muret écroulé, vestige d’une antique voie d’eau, quasi invisible aux yeux du novice. Un colossal travail de fourmi.

 

«Étudier neuf millions de mètres carrés d’un site majoritairement constitué de constructions de bois vieilles de près de dix siècles et enfouies à quatre vingt pour cent sous la forêt était, au départ, une entreprise inédite et complexe. De plus, la densité de la végétation ne permettait pas l’usage de photos aériennes ou d’images satellitaires», poursuit le professeur en s’enfonçant dans un étroit chemin taillé dans les broussailles qui serpentent entre les branches.

 

Le travail s’est donc fait au niveau de la surface du sol. Le scientifique et son équipe ont examiné la constitution du paysage dans une exploration systématique de chaque coin et recoin de la forêt, mètre après mètre, afin de découvrir les traces laissées par cette occupation humaine.

 

Et les résultats ont dépassé les estimations les plus optimistes: «Nous avons mis au point un protocole qui a croisé systématiquement la topographie, la morphologie, la sédimentologie et la fouille stratigraphique. Ensuite nous avons entré les données dans un programme informatique et, petit à petit, nous avons pu cartographier le tout horizontalement et verticalement», déclare Jacques Gaucher.

 

Plus de 50 allées de trois mètres de large sur 1,5 kilomètre espacées de 100 mètres sont ainsi taillées au coupe-coupe dans la végétation, et un carottage est effectué tous les 25 mètres sur ces chemins ainsi créés. Une fois les données soigneusement notées, l’équipe revient au départ et s’enfonce, cette fois-ci, sur les côtés des allées pour approfondir et découvrir ce qui se cache entre elles, mais cette fois-ci sans se permettre de débroussailler quoi que ce soit. Le travail est titanesque et s’effectue dans des conditions extrêmes: les épines des ronces et arbustes déchirent les vêtements et la peau; les bestioles de tous genres, serpents, araignées, fourmis, nuées de moustiques, frelons, guêpes, puces, et tiques grosses comme le pouce, pullulent dans l’humidité de la forêt. Mais petit à petit, à force de patience et d’acharnement, les observations prennent forme et c’est le plan d’une ville entière qui se dessine. Le lit d’une ancienne rivière apparaît, qui traversait du nord au sud la cité et contournait le Bayon, construit, semble-t-il, sur le site d’une sorte d’îlot au centre de la ville.

 

Des canaux monumentaux, des ponts, des collines artificielles sont aussi mis au jour. Chaque jour, le passé, lentement, remonte à la surface, comme libéré des racines des arbres qui l’enserraient, enfoui dans la jungle du temps tel un joyau au cœur de la roche.

 

«Grâce à toutes ces données et relevés, nous nous sommes aperçus que le site se quadrillait régulièrement sur des trames linéaires de 90 et 360 mètres. Ainsi, la ville avait été, à un moment de son histoire, planifiée et conçue comme un grand damier. Les pâtés de maisons, les quartiers, les rues, avenues, voies d’eau, fossés et collines, nous sont apparus comme un cadastre fossilisé. Le plus émouvant, c’est de retrouver les traces d’un tel ensemble sous la forêt après 800, 1000 ans et davantage. Par exemple, en ce moment même, nous sommes à ce qui était jadis le croisement de deux voies, une rue bordée d’un fossé et une voie d’eau; devant nous un bassin alimenté par cette voie d’eau auprès desquels devaient s’élever les maisons. Là, vous voyez encore nettement, malgré la végétation, les emmarchements de latérite qui formaient les quatre côtés d’un bassin parementé», décrit Jacques Gaucher en montrant du doigt ces vestiges, effectivement très visibles.

 

Sous les descriptions du chercheur, la forêt se transforme. Ce qui n’était en apparence qu’un simple étroit fossé tracé dans l’humidité de la végétation devient un canal fleuri ; ce qui semblait un monticule de terre se mue en une construction au toit de tuiles rouges ; la digue qui court sous les arbres se transforme soudain en une avenue pavée, encombrée de charrettes, de commerces ambulants, de vendeurs. Ici, la tour effondrée d’un petit temple côtoie la tête tranchée d’un lion de grès rose, le museau enfoncé dans l’humus sombre. Les vestiges sont partout présents pour celui qui sait les voir. Et la ville reprend vie. Elle apparaît nettement désormais. Une cité organisée, entretenue, moderne. La cité où vécut le roi Jayavarman VII et qu’il appelait Yaçodharapura; la cité merveilleuse et vivante que décrit l’émissaire chinois Tchéou Ta Kouan en 1296… La machine à remonter le temps se met en marche et sur le compteur s’affiche l’époque angkorienne. Il suffit d’ouvrir les yeux.

 

«En Asie, on ne travaille pas sur les plans des villes anciennes. Le retard est considérable. Si on se replace dans le contexte de l’époque, cette découverte est à plusieurs titres extraordinaire», poursuit le chercheur, pour qui la conception de cette cité obéit en grande partie à des traités indiens d’urbanisme. «Se lancer dans la construction d’une ville de cette taille, pour cette période, c’était une décision politique exceptionnelle et un chantier colossal. Tout cela ne s’est pas fait en un jour. Et si les fondateurs se sont inspirés des écrits indiens comme cela se faisait un peu partout dans la région, de nombreux éléments sont typiquement cambodgiens, comme par exemple le système hydraulique fait de canalisations aériennes et souterraines en vue d’alimenter en eau les bassins domestiques, qui relève d’une ingénierie khmère», ajoute-t-il.

 

Plus de 150 kilomètres de rues et de voies d’eau ont ainsi été découvertes. Près de 350 îlots, pour la plupart d’habitations, ont été recensés, qui se découpent ainsi en grands rectangles pris entre des voies de circulations ou des réseaux hydrauliques. Quelque 3000 bassins ont également été dénombrés dans la ville au sein de ces îlots, très certainement liés aux habitations. La forêt regorge de plus de 200 vestiges maçonnés en latérite, briques ou grès. Qu’il s’agisse de monastères bouddhiques ou de prasat brahmaniques, de fortifications ou de canalisations, ils sont partout présents au détour d’une allée, dans une clairière, et le sol est parsemé de débris en tous genres, de milliers de tessons, certains gros comme le poing.

 

Malgré tout, les interrogations restent aujourd’hui tout aussi importantes que les découvertes. «L’espace urbain a été mis à nu; c’est une chose. Mais il faut aujourd’hui comprendre le rapport entre cet espace et ceux qui l’ont construit : étudier la société urbaine khmère. Qui étaient les habitants de la ville ? Comment vivaient-ils ? Quelles étaient leurs activités sociales ? Comment l’urbanisation a-t-elle peu à peu transformé l’environnement ? Ici, au cœur de l’empire angkorien, l’histoire de la capitale khmère reste à faire. Elle est aujourd’hui possible. Qu’y a-t-il eu avant la construction du Bayon ? Comment s’est fabriquée cette ville ? Le palais royal non loin est-il antérieur ou contemporain de cette cité ? Ces questions ont des réponses.

 

Ces réponses sont ici, sous nos pieds, sous nos yeux. Car si la ville a été protégée par la forêt, elle demeure aussi encore partiellement enfouie. Ce n’est pas un problème de connaissance scientifique. Nous pouvons répondre à beaucoup d’entre elles. Il suffit maintenant de creuser, de descendre sous terre à des endroits stratégiques et de chercher. L’histoire reste à écrire… à condition d’en avoir les moyens», sourit celui qui a consacré une partie de sa vie à l’étude des villes-temples de l’Inde du Sud. Car, aussi importante que soit cette découverte d’un point de vue historique et scientifique, la première phase de ce projet touche à sa fin. Il faut passer à une nouvelle phase d’étude ou alors la révélation colossale dans l’histoire des sociétés urbaines du monde risque de s’arrêter là; de venir garnir les colonnes de revues scientifiques rangées sur des étagères de bibliothèques tout aussi spécialisées. Et la forêt à peine dérangée par la petite équipe formée par Jacques Gaucher, de se rendormir sur ses vestiges à nouveau abandonnés!

 

« A partir de l’évaluation du site, j’ai émis des recommandations approuvées par le comité de sauvegarde d’Angkor (CIC) pour la conservation des structures archéologiques que nous avons découvertes. Cette ville a été conservée grâce à la forêt. Il faut protéger cette forêt. Il ne faut surtout pas banaliser ce site exceptionnel qui est maintenant soumis à des risques nouveaux en raison des flux de visiteurs et des extensions d’habitats locaux. L’intérêt d’Angkor Thom ne réside plus uniquement dans ses architectures monumentales. L’archive, c’est aussi le sol et ce qui apparaît souvent comme minuscule peut se révéler énorme pour la connaissance. L’histoire de la grande capitale khmère sera désormais liée à cette archive du sol», poursuit le professeur.

 

Mais cette conservation peut aller de pair avec l’aménagement du tourisme. Le nombre de visiteurs n’en finit pas d’augmenter sur le site, rendant souvent les visites des temples les plus célèbres similaires à un parcours du combattant, où le touriste individuel doit lutter contre les marées de groupes dont les chefs agitent fanions et pancartes colorées en hurlant dans des mini haut-parleurs accrochés à leur poitrail. Le système de la visite n’a guère évolué ces dix dernières années. Les touristes enchaînent les temples comme on enfile des perles, soigneusement, simplement transportés de l’un à l’autre entre deux paysages exotiques. Mais la découverte s’arrête là.

 

A l’heure où l’écotourisme est sur toutes les lèvres, où l’on parle d’engorgement massif des sites, la découverte scientifique de Jacques Gaucher peut avoir des débouchés touristiques importants, tant pour rallonger la durée du séjour que pour désengorger les sites. On peut aujourd’hui aisément imaginer des circuits balisés dans la forêt d’Angkor Thom, où des guides conduiraient les touristes pour une heure ou plus, alliant découverte de la faune, de la flore à celle des vestiges de cette ville oubliée. Ce type de visites, dans le silence reposant de la forêt, dans la lumière douce filtrée par la canopée, en plus d’offrir autre chose au visiteur, pourrait permettre de mieux appréhender les temples et donnerait un aspect social à ces constructions qui s’inscriraient ainsi, non plus au milieu de nulle part, mais comme parties intégrantes d’une société antique.

 

«Il convient dans un proche avenir d’associer de manière harmonieuse la connaissance scientifique de ce site à sa mise en valeur pour les visiteurs». Sur ce sujet, Jacques Gaucher ne manque pas d’idées. Il sait qu’avec son équipe, ils ont mis au jour une minuscule partie émergée d’un énorme iceberg. Sous la terre dorment encore des tonnes de vestiges permettant de comprendre le passé de l’ancienne capitale. «A Angkor, la tradition a privilégié les monuments. Ainsi, intérêts et crédits vont-ils encore largement aux pratiques de la restauration architecturale. Mais ici, aujourd’hui, c’est la ville entière qui est le monument! Et sa restauration relève alors d’une archéologie du paysage. Sur ce sujet, les mentalités doivent évoluer. Elles évolueront car la recherche archéologique d’une ville doit être désormais comprise comme la source même de l’enrichissement culturel et économique d’un pays. Sans recherche, il n’y a pas de patrimoine, et sans patrimoine, pas de visiteurs et pas de repère identitaire.»

 

La découverte est colossale, l’intérêt qu’elle suscite est énorme. Il ne faudrait pas que le livre d’une ville dans la jungle se referme comme il s’était ouvert, avec discrétion et sans tapage; que la mer de la science se referme sur cette Atlantide redécouverte; que l’écrin de verdure, comme le couvercle d’une boîte, se rabatte sur les secrets d’Angkor Thom, cette immense cité, joyau disparu d’un fascinant empire encore quasi inconnu.

 

Frédéric Amat

 

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