Le magazine de la section suisse d’Amnesty International avait publié en 2010 un long entretien avec la psychologue française Françoise Sironi. Mandatée par les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC), celle ci avait rencontré seize fois le bourreau Khmer Rouge, qui dirigea de 1975 à 1979 la sinistre prison de Tuol Sleng à Phnom penh. Elle raconte.
AMNESTY : A quoi pense-t-on une fois qu’on se retrouve assis face à Douch ?
Françoise Sironi : J’avais constamment en tête que cette expertise psychologique était pour les victimes. D’une certaine façon, je voulais contribuer à rendre justice à ces deux millions de personnes tuées par les Khmers rouges. Cette expertise était là non pour justifier ce qu’il a fait, mais pour rendre accessible aux victimes le parcours de cet homme. En tant que psychologue, je voulais déceler la part d’humanité en lui. Comme disait Hannah Arendt : comprendre ce qui est arrivé à sa conscience, comprendre comment il a pu devenir celui qu’il est devenu.
Justement, comment expliquer que ce bon père de famille ait eu autant de sang sur ses mains ?
Comme pour les autres criminels contre l’humanité, nous ne sommes absolument pas dans une dimension de pathologie. Ce ne sont pas des pervers. Il faut dépasser la simple psychologie individuelle de ces personnes et comprendre quels sont les événements de la vie collective qui les ont atteints et affectés. C’est ce que j’appelle la psychologie géopolitique clinique. Dans le cas de Douch, plusieurs éléments de la vie collective ont été déterminants. Il a été soumis à toute une série de phases d’acculturation intense, avec souvent des expériences d’humiliation ou de frayeurs culturelles. En effet, durant sa jeunesse, il s’est senti dévalorisé et rabaissé en raison de ses origines chinoises ; par la suite, la confrontation avec la culture française et enfin le communisme ont été marquants pour lui. Ensuite, nous allons prendre en compte son parcours au sein de l’appareil politique khmer, car on ne naît pas bourreau, on le devient. Avait-il une formation particulière, quel était son rapport à l’autorité, à l’idéologie ? A la base, Douch a une formation d’enseignant. D’ailleurs, il a accueilli sa nomination à la tête du S21 par Pol Pot et surtout Son Sen, son maître, avec fierté. Et, à aucun moment, il n’a remis en cause l’hégémonie des communistes. Il était convaincu que les Khmers rouges proposaient un nouveau projet positif de société. Vient enfin l’analyse de l’intentionnalité : avait-il conscience de ce qu’il faisait et pourquoi ? Il faut tenir compte de tous ces paramètres pour faire l’analyse des criminels contre l’humanité et dépasser les simples éléments de la petite enfance.
Dans le cas de Douch, quel était le degré d’intentionnalité?
Il avait conscience de ce qu’il faisait et de ce qui était fait dans son centre, puisqu’il était en charge de former les différentes équipes aux méthodes d’interrogation. D’ailleurs, il tirait une très grande fierté d’être instructeur. Il était certain de la victoire du régime khmer rouge et voyait les personnes tuées au S21 comme des victimes sacrificielles qui étaient nécessaires pour instaurer le communisme. Il l’a dit au procès : les tortures ne servaient pas à extirper des vérités, mais étaient utilisées comme méthodes de terreur. Rares sont les personnes qui sont sorties vivantes du S21. Les doutes sont seulement venus par la suite, lors de la mise à mort des chefs qu’il admirait. Douch a reconnu 90% des chefs d’accusation contre lui. Ce qui est assez rare pour ce type de criminel.
L’impact des procès a donc été positif sur lui ?
Nous l’avons rencontré à seize reprises et, effectivement, nous avons remarqué des changements. Le procès a permis à Douch de sortir du déni. Il a essayé de se justifier et de ne plus être aussi catégorique dans la négation. Il a pris peu à peu conscience de sa responsabilité. Certes, il a demandé pardon, mais nous ne pouvons pas dire qu’il se soit comporté conformément aux attentes des victimes et du public. Ces personnes auraient aimé que Douch éprouve de la culpabilité, qu’il ait des regrets, alors que c’est rarement le cas chez ce type de criminels.
Douch n’a pas fait exception. En ayant reconnu 90% des faits avant le procès, il savait que ce qui était très important dans ce procès, c’était son aspect historique. Il avait conscience que ce jugement allait permettre de rouvrir une partie de l’histoire du Cambodge sur laquelle pesait une chape de plomb. Jusqu’au procès, les années khmers rouges ont finalement très peu été discutées ouvertement au Cambodge.
Vous avez défini ces types de procès comme des retours symboliques à la vie pour les victimes. Qu’en est-il au Cambodge ?
Au niveau de la justice, il est certain que ces procès signent la fin de l’impunité. Une des blessures, des souffrances psychiques qui restent longtemps chez les victimes, c’est l’impunité. Au Cambodge d’autant plus. Il aura fallu attendre trente ans avant le procès. Au début de l’instruction, des critiques ont été formulées dans la rue et dans les médias sur l’utilité d’un tel procès après tant d’années. Il faut savoir qu’il y a d’anciens Khmers rouges au sein de l’appareil politique. Les gens avaient peur de parler de ces années noires. Une fois la boîte de Pandore ouverte, qu’allait-il se passer? N’oublions pas que dans les villages reculés, les victimes côtoient souvent les anciens Khmers rouges. Même les personnes qui allaient témoigner au procès avaient des craintes. Et au fur et à mesure de l’avancée du procès, les points de vue ont changé. Ce procès était suivi à travers tout le pays et les gens arrivaient en bus en masse pour y assister. Je pense qu’il y a réellement eu une levée du refoulement et de la peur. L’impact est positif, car il montre de manière très concrète que l’impunité n’existe pas, qu’une certaine forme de justice peut exister.
Est-ce qu’il y a un moyen de prévenir ce type de criminels ?
Bien sûr. Il est d’abord politique; il s’agit de faire en sorte que ces régimes totalitaires et criminogènes ne puissent pas se mettre en place. Mais je pense que la pédagogie a aussi un rôle à jouer. L’éducation scolaire devrait aborder les questions de non-violence, de désobéissance civile, d’ouverture et nous former au courage de dire non quand les ordres sont injustes. Il faut également être très vigilant aux expériences de violences collectives, comme les conflits et les guerres. Nous ne passons pas impunément d’un monde de guerre à un monde de paix, des traces de violences persistent. Et où vont-elles? Nous savons très bien qu’elles peuvent se transmettre, nous l’avons vu avec certains anciens combattants traumatisés (Vietnam, Algérie, Russie…). Ils s’isolent, certains s’alcoolisent et ne parlent pas de ce qu’ils ont fait. Ce sont de vraies bombes dormantes. Où va cette violence? Soit elle aboutit à un engagement politique extrême, soit elle peut se transformer en violence domestique ou en maltraitance envers des enfants. Il est essentiel de faire attention au destin des violences collectives dans chaque société.
Chaque semaine, recevez Gavroche Hebdo. Inscrivez vous en cliquant ici