Malgré la place honorable du Cambodge dans le classement annuel de Reporters sans Frontières, la situation des journalistes reste précaire dans un contexte économique difficile pour la presse.
Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois : c’est sans doute l’enseignement que l’on peut tirer de la 117e place (sur 175) accordée par Reporters Sans Frontières au Cambodge en matière de liberté de la presse. Pas de quoi briller, certes, pour une démocratie pluraliste dans laquelle la liberté de la presse est garantie depuis 1993 par l’article 41 de la Constitution. Mais, alors que le royaume est régulièrement montré du doigt et critiqué sur la question des droits de l’homme, il peut se féliciter d’arriver en deuxième place des pays de l’Asean, derrière l’Indonésie (100e), mais devant les Philippines (122e), la Thaïlande (130e), la Malaisie (131e), Singapour (133e), Brunei (155e), et, bien sûr, loin devant les trois régimes autoritaires de la région : le Viêt-Nam (166e), le Laos (169e) et la Birmanie (171e).
La situation des journalistes cambodgiens, est, de fait, paradoxale. L’existence d’une presse d’opposition est garantie, et, à ce jour, deux quotidiens et un hebdomadaire affichent clairement dans leurs colonnes leur proximité avec le Parti Sam Rainsy : Khmer Machas Srok (« Le sol appartient aux Khmers »), Moneaksekar Khmer (« La Conscience khmère ») et Sereiphiep Thmey («Nouvelle liberté »). Tous trois sont à peine différentiables : leur logo est presque identique, et ils se limitent à une parution de quatre pages en noir et blanc, dont seule la « Une » est illustrée, de portraits d’hommes politiques. Les informations sont en général les mêmes : les personnalités du PPC ou de ses alliés sont accusées de corruption, de manque de transparence ou de responsabilité dans des conflits fonciers. Le ton est celui du pamphlet nationaliste, les Thaïlandais sont généralement désignés par le mot Siem et les Vietnamiens par Youn, deux appellations controversées et parfois employées d’une manière péjorative.
Il suffit de se rendre dans les locaux de la rédaction de Khmer Machas Srok pour prendre conscience de la modestie de la presse d’opposition : un seul ordinateur en état de marche, un bureau poussiéreux et une pile de vieux journaux dans un coin. Le rédacteur en chef, Hang Chakra, est fatigué : à 55 ans, il vient de passer neuf mois en prison pour une affaire de diffamation. Accusé pour un article portant sur la corruption de l’entourage du vice- Premier ministre Sok An, il a préféré être condamné plutôt que de révéler sa source. Il n’a été libéré que le 13 avril 2010, à l’occasion des grâces et remises de peine du Nouvel an khmer. « Quand j’étais en prison, je ne savais pas si mon journal avait continué sans moi, se souvient-il. À ma sortie, j’ai appris que les journalistes avaient travaillé seuls, parfois bénévolement, pendant huit mois, pour montrer que le journal ne s’était pas rallié au gouvernement. Ils ont été très courageux. » La libération est une chose, les perspectives d’avenir en sont une autre : « Il est toujours très difficile pour nous, les journaux d’opposition, de trouver des annonceurs, relève-t-il. Beaucoup veulent publier leurs encarts chez nous, mais reçoivent des pressions pour ne pas le faire. Finalement, seuls les hommes d’affaires du Parti Sam Rainsy ont le courage d’aller jusqu’au bout. » Interrogé sur la question, le ministre de l’Information, Khieu Kanharith, nie toute intervention : « Les annonceurs sont libres de décider par eux-mêmes de ce qu’ils font. Le ministère n’a aucun droit sur leur choix, ils risquent seulement de perdre leur crédibilité », estime-t-il.
Pressions discrètes…
Dam Sith, directeur du journal Moneaksekar Khmer, est pourtant confronté au même problème : « Parfois, les gens qui ont signé un contrat de publicité nous appellent pour nous demander de suspendre la publication de leurs encarts. Ils ne veulent même pas récupérer leur argent. » Signe que les pressions, discrètes contre la presse d’opposition restent fortement dissuasives. Dam Sith, lui aussi, a fait un séjour en prison, en 2008, pendant la campagne électorale : il était accusé d’avoir repris des propos de Sam Rainsy sur le passé du ministre des Affaires étrangères, Hor Namhong – ce dernier a toujours gagné en justice contre ceux qui l’accusaient d’avoir collaboré avec les Khmers rouges alors qu’il était prisonnier du camp de Boeung Trabek.
La prison reste un parcours classique des journalistes d’opposition, souvent victimes de conflits politiques qui les dépassent. Pourtant, la loi de juillet 1995 sur les médias est protectrice des libertés et ne prévoit que des peines d’amende pour les délits par voie de presse. « Le problème est que la majorité des plaintes pour diffamation aboutissent à des condamnations en vertu du Code pénal, et non de la loi sur la presse, critique Mathieu Pellerin, consultant de l’ONG de défense des droits de l’homme Licadho. Celle-ci devrait être appliquée systématiquement, mais la plupart des juges la laissent de côté. » A l’ambiguïté de la législation en vigueur se superpose une dichotomie entre la capitale et les provinces, en défaveur de la presse d’opposition : « Si on reste à Phnom Penh et qu’on regarde un kiosque, en effet, on peut avoir le sentiment qu’il existe une certaine liberté, ajoute Mathieu Pellerin. Mais quand on prend en compte la faible diffusion de cette presse en province, du taux d’analphabétisme au Cambodge et de la situation de l’audiovisuel, on comprend qu’il s’agit surtout d’une démocratie de façade. Dans les faits, le gouvernement laisse publier quelques journaux d’opposition à Phnom Penh, quitte à mettre un ou deux journalistes en prison lorsqu’ils vont trop loin, mais contrôle tout le reste. »
L’empire médiatique du PPC
En effet, en dehors de quelques titres de presse écrite, le Parti du Peuple Cambodgien (PCC), parti du Premier ministre, contrôle l’ensemble du paysage médiatique : les neuf chaînes de télévision sont soit publiques, soit financées par des proches du pouvoir. Les hommes politiques de l’opposition ne s’y expriment quasiment jamais. La plupart des radios (une trentaine de stations existent à Phnom Penh) consacrent peu de temps d’antenne à l’information. En juin, le gouvernement a d’ailleurs suspendu l’émission animée par un petit parti d’opposition (le Parti de la ligue pour la démocratie) sur les ondes de la radio FM90MHz, faute de licence d’autorisation.
Les radios les plus écoutées des Cambodgiens sont les programmes étrangers en langue khmère diffusés au Cambodge : Radio France Internationale, Voice Of America et Radio Free Asia. La plupart des titres de la presse écrite quotidienne sont également dans le giron du PPC, et les conditions de travail des journalistes y sont à peine meilleures. Le journal Kampuchea Thmey (« Nouveau Cambodge »), par exemple, est financé par un homme d’affaires proche du pouvoir, Try Heng. « Mon journal est indépendant, affirme le directeur de la rédaction, Khieu Navy. C’est à nous de déterminer comment traiter tel ou tel événement. » Le journal laisse une grande place aux faits divers et ses colonnes sont émaillées de publicités pour le PPC, présentant dans de larges encarts les têtes du Premier ministre Hun Sen, du président du Sénat Chea Sim et du président de l’Assemblée nationale Heng Samrin. Faute de revenus financiers importants, l’équipe-ment de la rédaction reste modeste : la salle ne comporte que deux ordinateurs, et les journalistes écrivent leur article à la main avant de le transmettre au directeur. « Seuls 60% des journalistes cambodgiens savent se servir d’un traitement de texte, d’une messagerie électronique ou d’un moteur de recherche, estime Pen Samitthy, président du Club des journalistes cambodgiens. Et la plupart de ceux-là travaillent dans des journaux aux capitaux étrangers. »
Seuls les journaux en langues étrangères, de fait, permettent aux Cambodgiens d’obtenir une information neutre et équilibrée. Le Cambodia Daily, né en 1993 et porté par le journaliste américain Bernard Krisher, reproduit, outre les reportages rédigés par ses journalistes, des dépêches d’agences et des articles tirés de journaux comme The Guardian, The New York Times et The Washington Post. Le Phnom Penh Post, son principal concurrent, qui paraissait deux fois par mois à partir de 1992, a connu un important développement après son rachat par deux entrepreneurs australiens, Bill Clough et Ross Dunkley, en 2008 : passage à une périodicité quotidienne, lancement d’une édition en khmer vendue séparément, édition d’un supplément hebdomadaire consacré aux sorties et à l’art de vivre à Phnom Penh.
Entre la presse en khmer et celle en langues étrangères, l’écart est saisissant : alors que les journaux dits « locaux » sont souvent accusés d’accepter des pots-de-vin, les employés des publications anglophones sont réputés respectueux des standards internationaux du journalisme. Régulièrement poursuivis en justice dans des affaires de diffamation, les directeurs de journaux étrangers n’ont jamais été condamnés à des peines de prison, malgré la publication de reportages et enquêtes sur des sujets ultrasensibles. Quelques jours après le lancement de sa formule quotidienne, le Phnom Penh Post révélait l’implication de Hun Chea, un neveu de Hun Sen, dans un accident de la route meurtrier, après lequel il avait pris la fuite. En décembre 2009, le Cambodia Daily publiait des extraits du rapport du FBI sur l’attentat à la grenade de 1997, mettant en cause les gardes du corps de Hun Sen dans cette attaque meurtrière contre une manifestation de l’opposition.
ADRIEN LE GAL (avec IM NAVIN)