Familier des colonnes de Gavroche, l’opposant cambodgien en exil Sam Rainsy commente dans nos colonnes les récentes élections communales remportées sans coup férir par le parti du peuple Cambodgien du premier ministre Hun Sen.
Les élections locales du 5 juin ont mis fin au système de parti unique au Cambodge.
Selon la quasi-totalité des observateurs les élections locales ou communales qui viennent de se tenir au Cambodge le 5 juin dernier ont été marquées par une “victoire écrasante” du parti au pouvoir du premier ministre Hun Sen, le Parti du Peuple Cambodgien (PPC), ce qui signifie une “défaite humiliante” pour l’opposition.
Je voudrais offrir une autre lecture des résultats de ces élections. Pour cela, commençons par un exercice de logique politique.
Une négation de la logique politique
Imaginons le cas d’un parti politique qui présenterait les caractéristiques suivantes:
- Jusqu’à quelques mois seulement avant le jour du vote, le parti avait perdu toutes ses ressources humaines et matérielles et n’était plus qu’une coquille vide abandonnée depuis dix ans.
- Sur cette période de dix ans, le président-fondateur du parti considéré par certains comme un “homme-orchestre”, a été forcé de quitter le pays pendant huit ans et il se trouve toujours en exil jusqu’à maintenant.
- Le même président-fondateur dont le parti avait initialement pris le nom, a été condamné par contumace à de lourdes peines de prison pour des raisons purement politiques, et il est vilipendé comme un “proscrit” auquel il est interdit de se référer.
- Tous les anciens dirigeants du parti sont aussi interdits de politique, la plupart d’entre eux ont été punis de peines de prison et sont des “proscrits” comme le président-fondateur.
- Ce parti décapité et exsangue est, en plus, sous la menace constante d’une dissolution formelle que les autorités peuvent prononcer à tout moment, de quoi effrayer les électeurs qui seraient encore tentés de voter pour lui.
Quelles seraient les chances de succès d’un tel parti à la veille d’une élection à l’échelle nationale? En toute logique, aucune, car ce serait un parti voué à la disparition pure et simple. Le pourcentage de voix qu’il recueillerait devrait donc être voisin de zéro.
En fait, ce parti existe vraiment au Cambodge, il s’appelle le Parti de la Bougie (PB). Mais le résultat qu’il vient d’obtenir aux élections communales du 5 juin dernier n’est pas ce à quoi on pourrait s’attendre.
Le Phénix qui renaît de ses cendres
Alors qu’on pouvait le considérer comme cliniquement mort, le PB a récolté 22% des voix et est devenu le deuxième parti politique du Cambodge, et cela malgré un système électoral qui laisse la porte ouverte à toutes sortes de manipulations.
Encore plus surprenant, le 1,6 million de voix que le parti a recueilli traduit une hausse de 30% par rapport au score qu’il avait réalisé dix ans auparavant, lors d’une élection communale similaire, juste avant sa mise en veilleuse en 2012.
Le PB a donc fait mieux que de “renaître de ses cendres” alors que le feu continue de brûler avec la répression politique qui continue de s’abattre sur l’opposition.
Les avatars de l’opposition
Pour survivre et tenter de progresser sous un régime répressif, l’opposition démocratique cambodgienne a dû souvent changer de nom et de bannière. J’ai fondé le premier parti d’opposition parlementaire en 1998. J’ai dû le baptiser “Parti Sam Rainsy” (PSR) pour qu’on ne puisse pas lui voler son nom comme ce fut le cas pour le “Parti de la Nation Khmère” (PNK). J’avais fondé le PNK en 1995 mais des partisans de Hun Sen ont usurpé son nom au moment du coup d’état de 1997.
Le PSR a vu sa popularité croître d’une élection à l’autre jusqu’à sa fusion avec le Parti des Droits de l’Homme (PDH) en 2012. Même si le PDH n’avait alors que trois députés à l’Assemblée nationale, contre 26 pour le PSR, cette fusion allait produire une forte synergie pour l’opposition démocratique unie pour la première fois sous la bannière du Parti du Salut National (PSN). Celui-ci allait obtenir 55 députés aux législatives de 2013 avec 44% des voix malgré de graves irrégularités au profit du PPC.
Même si le PSR dont j’étais le président avait fusionné son leadership, ses ressources, sa machinerie et son électorat avec ceux du PDH, il n’a pas été dissous pour autant car la coquille vide qu’il représentait restait utile pour préserver les postes des sénateurs élus sous sa bannière.
En septembre 2017, face à un harcèlement politique et judiciaire de plus en plus fort me visant particulièrement en tant que “proscrit”, le PSR a dû changer de nom et devenir le PB. Ce nouveau nom a été choisi pour rappeler que le PSR avait une bougie pour logo. Cette coquille vide allait s’avérer utile pour une autre raison: servir de nouvelle bannière pour les forces démocratiques traumatisées et désemparées après la dissolution du PSN en novembre 2017. Cette nécessité d’une nouvelle identité “légale” est devenue criante dès fin 2021 pour la préparation aux élections communales de juin 2022.
Fin du système de parti unique
La résurgence du PB bouleverse subitement le paysage politique. Le système de parti unique devenu effectif après la dissolution arbitraire en 2017 du CNRP en tant que seul parti d’opposition parlementaire, vient d’être battu en brèche au niveau local par le PB qui a gagné officiellement 18% des sièges dans les conseils communaux. Sur cette lancée, le système de parti unique devrait également prendre fin l’année prochaine au niveau national car l’opposition, à travers le PB, devrait être représentée à nouveau à l’Assemblée nationale après les législatives prévues en juillet 2023. Un rapport officiel du PPC qui ne fait qu’extrapoler les tout derniers résultats de 2022, prévoit pour le PB 21 sièges (sur 125) à l’Assemblée nationale en 2023, et 9 sièges (sur 58) au Sénat en 2024. Ce sera en fait un retour au bipartisme comme avant la dissolution du PSN. Celui-ci était le seul parti d’opposition représenté au Parlement. Il sera simplement remplacé par le PB.
Dans ce système bipartite, le PB occupe une position incontournable pour réaliser des réformes, notamment la réforme tant attendue du Comité national pour les élections (CNE) actuellement contrôlé par le PPC. Sans une telle réforme aucune élection dans le futur ne sera crédible.
J’avais prévu cette résurgence de l’opposition sous un nouveau nom dans un article dans Gavroche du 29 mars 2022, intitulé par l’éditeur “Sam Rainsy rallume une nouvelle fois la bougie de l’opposition en exil”. J’étais (et reste) persuadé que la dissolution arbitraire par Hun Sen du PSN n’était qu’un coup d’épée dans l’eau car “aucun autocrate ne peut effacer d’un trait de plume le désir de changement de tout un peuple”.
Comparaison entre PB et PSN
Certes, le PB n’a recueilli “que” 52% des voix obtenues par le PSN aux élections communales précédentes de juin 2017. Mais compte tenu des difficultés et obstacles rencontrés par l’opposition, réaliser un transfert du soutien populaire du PSN au PB jusqu’à une hauteur de 52% des voix, et cela en un court laps de temps, s’avère une remarquable performance.
Le soutien populaire ne se transfère pas d’un parti à un autre aussi facilement que le courant électrique qui peut être transféré intégralement et instantanément d’un circuit à un autre.
Comme expliqué plus haut, jusqu’à quelques mois seulement avant le jour du vote le PB n’était qu’une coquille vide dont les structures s’étaient désintégrées et dont tous les leaders historiques étaient (et restent) privés de liberté ou absents du pays. Il était bien en état de mort clinique. Son réveil tardif et brutal — décidé comme dernière solution à la dernière minute par une opposition bloquée de toutes parts — subit aussitôt une sévère répression. Le 2 juin, soit trois jours avant les élections, le Bureau des Nations Unies pour les Droits de l’Homme se déclare “consterné par la série de menaces, actes d’intimidation et d’obstruction visant les candidats de l’opposition”, avant de préciser que “Le Parti de la Bougie, en particulier, fait face à un environnement politique paralysant”.
La plus grande difficulté pour le PB réside dans le manque de moyens de communication. Comment expliquer à l’ancien électorat du PSN les changements tactiques de l’opposition en un temps aussi court et lui demander de voter maintenant pour le PB quand toutes les chaînes de télévision sont contrôlées par le PPC et que celui-ci, avec l’aide de techniciens chinois, restreint également l’accès à l’Internet suivant le modèle chinois?
Conclusion
Avec la fin du système de parti unique le Cambodge retourne sur le chemin d’une “démocratie libérale et pluraliste” comme stipulé dans les Accords de Paris de 1991.
En contribuant à l’organisation de vraies élections libres et équitables en 2023, la communauté internationale des nations démocratiques pourra aider la démocratie à prendre racine au Cambodge.
Seule la démocratie pourra garantir l’indépendance et la neutralité du Cambodge qui, dans le contexte des tensions en Mer de Chine du Sud, seront un facteur de paix et de stabilité régionales.
Sam Rainsy
Président par intérim du PSN
Fondateur du PB