Leader de l’opposition cambodgienne en exil, Sam Rainsy collabore régulièrement à Gavroche. Il suit évidemment de près la situation politique dans son pays. Or que se passe-t-il dans le royaume selon lui ? Au pouvoir depuis 36 ans le Premier Ministre Hun Sen fait face à une crise politique sans précédent. Celle-ci résulte du désir de changement d’une majorité de plus en plus grande de la population.
Une analyse de Sam Rainsy sur la situation politique au Cambodge
Les jeunes de moins de 36 ans représentent plus de 70% de la population cambodgienne. Ils rêvent de voir un autre paysage politique que celui dessiné par Hun Sen depuis leur naissance. Ils n’ont connu que le régime autoritaire et corrompu actuel qui est synonyme de pauvreté et d’injustice. Pour ce qui est du niveau et des conditions de vie reflétant l’emploi, les salaires, l’éducation, la santé et la qualité des infrastructures, ils considèrent Hun Sen comme responsable du retard de plus en plus criant accumulé par le Cambodge par rapport aux pays voisins dans un monde moderne où tout se voit et tout se sait instantanément.
Issu de la guerre
Le régime Hun Sen est issu de la guerre et des conflits idéologiques des années 1970. Il est dirigé par d’anciens Khmers Rouges reconvertis à la dernière minute. Il apparaît de plus en plus archaïque et anachronique et, de ce fait, tremble dans ses fondements mêmes.
La menace vient d’une opposition démocratique qui incarne le désir de changement de la population et dont la montée en puissance s’est accélérée à partir de 2013 avec l’émergence du Parti du Salut National (PSN). Malgré une fraude électorale systématique, l’opposition — unie pour la première fois — a remporté presque la moitié des sièges à l’Assemblée nationale. Ce fut un tremblement de terre politique qui a semé la panique dans les rangs du parti au pouvoir . Une secousse similaire s’est produite quatre ans plus tard avec les élections locales de 2017 où le PSN a remporté un succès identique et confirmé son enracinement dans toutes les catégories sociales sur tout le territoire national.
Peur de Hun Sen face à l’opposition démocratique
Il est clair pour Hun Sen que cette vague déferlante de l’opposition démocratique qui est le reflet de tendances démographiques et sociétales très fortes, ne peut plus être contenue par des moyens démocratiques. Pour rester au pouvoir, il lui faut changer les règles du jeu ou changer de jeu carrément, ce qui veut dire abandonner le jeu démocratique.
Surgit alors une première contradiction: comment, sans opposition, maintenir au moins une façade de démocratie que le Cambodge est censée présenter après les Accords de Paris de 1991 et qui est nécessaire pour continuer à recevoir une aide précieuse de l’Occident?
Mais tant pis, qu’à cela ne tienne car il en va de sa survie politique: en novembre 2017 — à moins d’un an des élections législatives de 2018 qu’il risquait de perdre — Hun Sen fait tout simplement dissoudre le PSN qui représentait la seule opposition parlementaire. Cette élimination arbitraire et soudaine de l’opposition a permis au parti au pouvoir présidé par Hun Sen lui-même de rafler 100% des sièges à l’Assemblée nationale aux législatives de juillet 2018. C’est le retour à un système de parti unique comme à l’époque communiste qui a vu la naissance politique de l’homme fort actuel du Cambodge.
Succession de contradictions
A la première contradiction portant sur le but d’éliminer l’opposition, a succédé une deuxième contradiction portant sur la méthode. Pour éliminer l’opposition d’un trait de plume Hun Sen n’a rien trouvé de mieux que d’accuser personnellement le président du PSN, Kem Sokha, de “trahison” et de “sédition avec la complicité des Américains”. Ce langage accusateur rappelle la paranoïa meurtrière des Khmers Rouges et les polémiques outrancières de la guerre froide. Il est incompatible avec l’image d’un Cambodge en paix avec lui-même et avec le reste du monde.
Rien d’étonnant à que le prétexte utilisé par l’ancien commandant militaire Khmer rouge Hun Sen pour éliminer l’opposition et démanteler la démocratie au Cambodge ne soit pas acceptable pour l’Occident. L’Union Européenne et les États-Unis ont appliqué des sanctions et menacent de les alourdir si Hun Sen ne rétablit pas les règles du jeu démocratique, à commencer par la levée des accusations absurdes à l’encontre de Kem Sokha.
La troisième contradiction de Hun Sen est d’ordre tactique et relève de l’utilisation maladroite de tribunaux aux ordres. Le dictateur est pris à son propre piège: s’il laisse tomber ses accusations à l’encontre de Kem Sokha, il devra réhabiliter le PSN parce que blanchir Kem Sokha serait l’aveu que le parti d’opposition a été dissous à tort. Le PSN devra alors être autorisé à participer aux prochaines élections locales (2022) et législatives (2023). Une telle perspective sera à nouveau une source de peur pour Hun Sen. C’est la quadrature du cercle .
Rien ne peut avancer sur le plan de la procédure judiciaire. Parce que la survie politique de Hun Sen l’empêche d’innocenter Kem Sokha, le procès de ce dernier est reporté d’année en année depuis son arrestation en 2017. Il s’agit pour Hun Sen de gagner du temps en prenant Kem Sokha en otage. Cette manœuvre dilatoire est la seule tactique que Hun Sen peut se permettre parce qu’il ne peut pas organiser un vrai procès pour Kem Sokha pour la seule raison qu’il n’existe aucune preuve sérieuse pour justifier les accusations portées contre le chef de l’opposition.
Alliance dangereuse avec la Chine
Le cumul de contradictions qui entachent les manœuvres de Hun Sen conduit inévitablement à des choix absurdes qui s’étendent aux alliances internationales. Parce que sa dérive totalitaire suscite des condamnations de plus en plus vigoureuses de la part de l’Occident dont l’aide à son régime se tarit de plus en plus, Hun Sen se tourne vers la Chine qui ne lui demande pas de comptes à propos du respect des droits humains. Cette réorientation dangereuse de la politique étrangère se produit à un moment où seule la Chine est capable de satisfaire les besoins financiers de plus en plus énormes du régime corrompu de Hun Sen en échange de facilités portuaires et aéroportuaires dont Pékin a besoin pour poursuivre sa politique expansionniste en Asie. Son allié cambodgien lui fournit également un précieux soutien diplomatique au sein de l’ASEAN.
En mettant fin à la démocratie au Cambodge d’une façon arrogante au regard des objections occidentales, Hun Sen a été amené à mettre fin aussi à la neutralité de ce pays. Pourtant, démocratie et neutralité sont prescrites aussi bien dans les Accords de Paris de 1991 sur le Cambodge que dans la Constitution de ce royaume adoptée en 1993.
Le mépris des principes et l’arrogance de Hun Sen face aux remontrances de l’Occident vont vite se heurter à des limites car, contrairement à son protecteur chinois, le petit dictateur cambodgien n’a pas les moyens ni la puissance de mener une politique du fait accompli.
Pas de fait accompli concernant le Cambodge
Hun Sen aurait tort de s’inspirer de certains “exploits” diplomatiques de la Chine qui sont autant de viols de notre conscience. Le cas du Tibet avec la destruction d’une fière nation incarnée par le Dalai Lama, celui du Xinjiang avec la persécution et l’assimilation forcée des Uyghurs, et celui de Hong Kong avec le bâillonnement de ses protestataires épris de liberté, sont autant de faits accomplis présentés comme irréversibles que la Chine a pu imposer à la communauté internationale en utilisant une diplomatie musclée de superpuissance économique et militaire.
Mais l’assassinat de la démocratie au Cambodge — qui est garantie par un traité international — et la violation de la neutralité de ce pays — qui peut avoir de sérieuses conséquences sur la sécurité et la stabilité régionales — ne seront jamais acceptés et reconnus comme des “faits accomplis irréversibles” par la communauté internationale, notamment l’Occident et ses alliés qui possèdent des moyens de pression qu’un Hun Sen faible et dépendant ne pourra pas ignorer.
Sam Rainsy