Une tribune de Sam Rainsy, leader de l’opposition cambodgienne en exil.
Le premier ministre cambodgien Hun Sen, au pouvoir depuis 38 ans, a élaboré un plan de succession inédit dans l’Histoire. Pour s’assurer que son fils aîné Hun Manet lui succèderait effectivement à la tête du gouvernement, il doit résoudre des problèmes politiques et humains qui relèvent de la quadrature du cercle.
Il s’agit de remplacer toute une génération de dirigeants, celle arrivée au pouvoir en même temps que Hun Sen à la chute du régime khmer rouge de Pol Pot en 1979 et formée de vétérans maintenant septuagénaires ou octogénaires, par une nouvelle génération plus jeune et mieux éduquée pour affronter le monde moderne.
Mais pourquoi cette transition générationnelle ne s’est-elle pas faite spontanément et progressivement au cours des vingt dernières années comme elle se serait faite dans les autres pays, y compris le Vietnam et la Chine communistes ?
Longévité politique exceptionnelle
La première explication tient à Hun Sen lui-même qui s’est agrippé au pouvoir pendant trop longtemps. La longévité politique de Hun Sen va de pair avec son autoritarisme dans un pays où il n’y a ni limitation du nombre de mandats ni limite d’âge pour les dirigeants nationaux. Seuls trois despotes africains peuvent concurrencer la longévité politique et l’autoritarisme de Hun Sen: les présidents de la Guinée équatoriale Théodoros Obiang Nguema Mbasogo, du Cameroun Paul Biya et de l’Ouganda Yoweri Museveni au pouvoir depuis respectivement 1979, 1982 et 1986. Des fossiles politiques qui ont fait plus de mal que de bien à leurs pays respectifs.
Style de leadership très particulier
La deuxième explication du blocage pour la succession tient au style de leadership très particulier de Hun Sen. Celui-ci a évincé tous ses rivaux potentiels en affichant une ambition et une détermination qui ne craignent pas le recours à la violence. On a pu voir cette violence dans le coup d’état sanglant de 1997 et les innombrables assassinats politiques qui ponctuent le règne de Hun Sen. C’est donc par la peur et l’intimidation que Hun Sen a pu se maintenir si longtemps au pouvoir. Mais le personnage fait preuve aussi de bagout et de charisme qui manquent aux autres dirigeants du parti au pouvoir, le Parti du Peuple Cambodgien (PPC), ex-communiste. Ce mélange d’autoritarisme et de charisme fait de Hun Sen un dirigeant hors du commun qui ne trouve pas facilement de remplaçant au moment voulu.
Hun Manet ne fait pas le poids
Hun Manet est loin de posséder le charisme de son père dont il n’a pas non plus l’autoritarisme avec ce penchant pour la violence qui se base sur une légitimité historique acquise avec le temps et les épreuves. L’éducation moderne que Hun Manet a reçue n’est pas un atout suffisant pour le propulser à la place de son père, car il a face à lui de nombreux rivaux potentiels aussi compétents qu’il ne pourra éliminer facilement, surtout quand Hun Sen ne sera plus en mesure de lui administrer l’onction paternelle.
Succession individuelle et succession collégiale
Parce que Hun Sen, à 71 ans, a attendu trop longtemps avant de se décider à passer la main, sa succession ne peut pas être seulement individuelle, elle devient une affaire collégiale. En effet, il a régné pendant presque quarante ans avec pratiquement la même équipe autour de lui, ce qui veut dire que les membres de son équipe gouvernementale ont peu ou prou le même âge que lui, c’est-à-dire l’âge de la retraite. Dans ces conditions, Hun Sen ne peut pas se retirer tout seul sans que tout l’édifice gouvernemental ne s’écroule, surtout quand il veut se faire remplacer tout simplement par son fils Hun Manet. Celui-ci est certes déjà âgé de 45 ans mais il n’a aucune expérience gouvernementale et n’a montré aucun talent de leadership dans aucun domaine. Même s’il a été promu récemment chef-adjoint des armées en brûlant toutes les étapes habituelles, il a une personnalité beaucoup plus terne que son père dont l’ombre pesante ne l’a pas aidé à grandir. En fait, personne ne lui a demandé s’il voulait vraiment succéder à son père.
Népotisme institutionnalisé et retour à la féodalité
La succession de Hun Sen par Hun Manet se révèle plus que problématique. Comment un jeunot sans aucune expérience gouvernementale et qui ne peut se prévaloir d’aucun fait d’arme historique pourrait-il donner des ordres à des vétérans de la génération de son père ? Hun Sen comprend l’acuité des problèmes psychologiques, humains et politiques inhérents au plan de succession qu’il est en train d’ébaucher pour son fils. Il a conclu qu’il n’y avait pas d’autre solution que de changer toute l’équipe gouvernementale tout d’un coup en même temps, en remplaçant tous les pères par leurs progénitures respectives. C’est une forme suprême de corruption parce qu’il s’agit d’acheter, par un népotisme institutionnalisé, la loyauté et l’unité de toutes les familles qui forment l’élite politique, militaire et financière du Cambodge. Le fascisme tropical de Hun Sen renoue avec la féodalité.
“Dream team” impossible à constituer
Depuis qu’il a fait approuver par les instances du PPC, il y a deux ans, la candidature de Hun Manet au poste de premier ministre “le moment venu”, Hun Sen a laissé entendre qu’il présenterait dès que possible la composition du prochain gouvernement dirigé par son fils. Il s’agirait d’un “dream team” ou équipe de rêve qui susciterait l’enthousiasme de la population en même temps qu’elle garantirait la stabilité du régime une fois que Hun Sen aura passé la main. Mais les candidats potentiels sont beaucoup plus nombreux que les postes à pourvoir, et l’équilibre entre familles prétoriennes semble très difficile à réaliser. Tout d’abord, ces grandes familles sont aussi jalouses de leurs prérogatives les unes que les autres. Ensuite, dans chaque famille il y a souvent plusieurs enfants qui rivalisent les uns avec les autres, ce qui risque de rendre la lutte pour le pouvoir encore plus féroce. Par tâtonnement et à titre d’essai Hun Sen a déjà procédé à quelques nominations comme celle de Say Sam Al, fils du vice-président du PPC et président du sénat Say Chhum, au poste de ministre de l’environnement; celle de Dith Tina, fils de l’influent membre du Politburo du PPC et président de la cour suprême Dith Munty, au poste de ministre de l’agriculture; et celle de Tea Seiha, fils du ministre de la défense Tea Banh, au poste de gouverneur de la riche province de Siem Reap. Mais Hun Sen s’est arrêté là parce qu’il a dû rencontrer de graves difficultés à poursuivre ces nominations exploratoires qui risquent de devenir explosives dans la durée. Tant pis pour le “dream team”.
Panier de crabes
Il faut avoir à l’esprit toute la frustration, l’amertume et la rancune que toute la vieille garde historique du PPC peut ressentir à l’égard de Hun Sen qui s’est accaparé tous les pouvoirs au cours de son long règne. Approchant de la retraite, l’autocrate n’a rien trouvé de mieux que de pousser toute cette vieille garde à prendre la retraite en même temps que lui. Se faire éventuellement remplacer par ses propres enfants à des postes subalternes à un enfant de Hun Sen peut être au mieux une piètre consolation, au pire une ultime offense puisqu’il s’agira de s’incliner devant la même famille, de père en fils. Après tout, on n’est pas en Corée du nord et Hun Sen n’a pas encore été déifié comme Kim Il-sung et ses rejetons.
Sar Kheng, ministre de l’intérieur et principal rival de Hun Sen au sein du PPC, a été le moins enthousiaste à soutenir la candidature de Hun Manet. Son propre fils, Sar Sokha n’est actuellement “que” secrétaire d’état à l’éducation nationale. Sar Kheng aimerait bien le voir nommé à sa place à l’Intérieur, mais c’est un poste stratégique que Hun Sen voudrait, pour des raisons de sécurité, confier à un de ses proches. Le ministre de la défense Tea Banh cité plus haut aimerait voir son fils Tea Seiha lui succéder à son ministère, mais c’est encore un poste stratégique que Hun Sen préfèrerait confier soit à quelqu’un de plus sûr, soit à Hun Manet lui-même qui, pour les mêmes raisons de sécurité, pourrait très bien cumuler deux postes au gouvernement. Tea Banh qui n’a pas les manières d’un courtisan, est actuellement la seule personne au Cambodge que Hun Sen n’a pas les moyens de faire arrêter, et les deux le savent. Dans un tel panier de crabes, la succession de Hun Sen s’annonce chaotique et incertaine parce que ce dictateur doit subir maintenant les conséquences des choix très contestables qu’il a faits dans le passé.
Sam Rainsy