Chef de l’opposition cambodgienne en exil et intervenant régulier dans les colonnes de Gavroche, Sam Rainsy ne croit pas à un résultat couru d’avance des élections cambodgiennes. Voici pourquoi.
Par Sam Rainsy
Les élections législatives qui vont se dérouler au Cambodge le 23 juillet prochain ne devraient, en principe, réserver aucune surprise. On peut prévoir sans grand risque de se tromper que le parti du premier ministre Hun Sen, le Parti du Peuple Cambodgien (PPC) au pouvoir depuis 44 ans (1979), va rafler, encore une fois, cent pour cent des 125 sièges à l’Assemblée nationale. Ce sera le même résultat que pour les législatives précédentes de 2018.
En effet, les mêmes méthodes anti-démocratiques ne peuvent produire que les mêmes résultats. En 2023 comme en 2018, Hun Sen a pris soin d’éliminer le principal parti d’opposition de la compétition électorale, et cela à quelques mois ou quelques semaines seulement du jour du vote.
Élections sans opposition : victoire garantie pour Hun Sen
Pour les élections de 2018, le principal parti d’opposition était le Parti du Sauvetage National (PSN). Il fut soudainement accusé de “trahison” et dissout en novembre 2017. Sans concurrence à affronter, le PPC a remporté la totalité des sièges à l’Assemblée nationale.
Pour les élections de 2023, le principal parti d’opposition qui a pris le relais du PSN, est le Parti de la Bougie (PB). Celui-ci a été empêché, en mai dernier, de présenter des candidats sous un prétexte bureaucratique grotesque : les autorités ont exigé qu’il présente un document…que la police lui a subtilisé lors d’une perquisition à son siège quelques années plus tôt.
Toujours est-il que le PPC du premier ministre Hun Sen n’aura cette année, comme en 2018, aucun vrai opposant face à lui. Il est donc sûr de remporter, à nouveau, la totalité des sièges à l’Assemblée nationale. Cela ne pourra que faciliter la tâche de Hun Sen qui prévoit de passer les commandes du pays à son fils aîné Hun Manet au lendemain du prochain scrutin.
Mais un élément nouveau risque de faire grincer, peut-être même bloquer, cette machine électorale bien huilée que Hun Sen pense contrôler parfaitement suivant un scénario bien rôdé.
Cet élément nouveau – qui semble avoir pris Hun Sen de court – est l’appel de l’opposition aux électeurs qui souhaitent un changement démocratique, à ne voter pour aucun des 18 partis officiellement en lice, tous plus ou moins alignés derrière Hun Sen. Encore mieux, l’opposition demande à ses partisans d’aller tous “voter” d’une manière particulière qui consiste à annuler volontairement leur bulletin de vote en traçant une grande croix en travers du bulletin.
Ce vote nul permettra à l’électeur d’exprimer son mécontentement de ne pas pouvoir voter pour le parti de son choix, c’est-à-dire le PSN ou le PB dont le nom ne figure pas sur le bulletin de vote.
Jusqu’en 2017, malgré de graves distorsions et manipulations au profit du PPC, l’opposition avait recueilli 44 % des voix, ce qui veut dire qu’elle aurait certainement gagné si les scrutins en question, tant au niveau national que local, avaient été honnêtes.
Le vote nul préconisé par l’opposition changera la signification des prochaines élections
Pour l’opposition démocratique le vote nul en 2023 exprimera un rejet du système électoral actuel conçu uniquement pour maintenir le PPC au pouvoir de la manière la plus anti-démocratique.
Plus important encore, le vote nul permettra à l’opposition de montrer sa force d’une manière certes indirecte mais néanmoins significative puisque l’on pourra voir le nombre et le pourcentage des électeurs qui suivront ses consignes.
Ce n’est pas facile pour l’opposition de montrer sa force sous une dictature. Elle se fait immédiatement et violemment mater quand elle organise des réunions, des manifestations, des pétitions ou des grèves. Les élections pour mesurer la popularité des partis politiques sont toujours truquées. Les sondages d’opinion sur les préférences politiques sont interdits ou impossibles. La population a peur de s’exprimer ouvertement car elle peut s’attendre à toutes sortes de représailles de la part des autorités.
Le vote nul de ce 23 juillet offrira à la population un moyen de s’exprimer sans prendre de risques parce que le geste citoyen se fera dans le secret de l’isoloir. Ce sera donc une occasion exceptionnelle de manifester leur opinion pour ceux qui ont peur de s’exprimer autrement. Le vote nul sera ici un vote de rejet non seulement du système électoral actuel, mais également du régime en place dirigé par Hun Sen depuis 38 ans (1985).
Ces considérations expliquent l’intérêt spécial de ces élections du 23 juillet. Le résultat qu’il faudra observer n’est pas le nombre de sièges à l’Assemblée nationale que le parti au pouvoir obtiendra : ce sera 125 sur 125, on le sait déjà depuis maintenant. Ce qu’il faudra observer, c’est le pourcentage des bulletins nuls qui reflète la force d’une opposition qu’un gouvernement autocratique croit avoir évincé de la compétition électorale. Or celle-ci devient plus malicieuse que ce qu’avait initialement conçu le gouvernement.
Un plébiscite à l’envers
Ce scrutin qui est en train de changer de nature explique le désarroi de Hun Sen qui s’enferme dans un silence inhabituel alors qu’habituellement il réagit avec fureur et violence aux initiatives de l’opposition. Le récent appel de l’opposition à voter nul a dû dérouter le dictateur. En 2018 l’opposition avait appelé au boycott des urnes. Apparemment Hun Sen en est encore à cette étape quand il a fait adopter le mois dernier de nouvelles dispositions légales pour punir ceux qui bouderont les urnes et ceux qui appelleront au boycott.
Mais quand l’opposition appelle maintenant ses partisans à aller tous voter mais à voter nul, Hun Sen continue de tenir un discours décalé en brandissant ses lois anti-boycott devenues inutiles.
Même s’il le voulait, Hun Sen ne pourrait menacer ceux qui seraient tentés de voter nul. En effet, avant de pouvoir punir ceux qui auront effectivement voté nul il devra d’abord les identifier. Aussi brutal et autoritaire qu’il puisse être, Hun Sen n’est pas encore assez déraisonnable pour vouloir supprimer légalement le secret de l’isoloir. Ce serait la fin immédiate de son régime qui perdrait toute légitimité aux yeux du monde entier. Même le PPC ne le laisserait pas faire. La dynastie politique qu’il veut fonder serait plus que contestée : sa succession par son fils Hun Manet deviendrait impossible dans ces conditions.
Le plus dur reste à venir pour Hun Sen. Il pensait que ces élection du 23 juillet allaient être un plébiscite pour son régime. Mais ce scrutin avec un nouveau volet inattendu où l’opposition s’introduit insidieusement à la dernière minute avec sa consigne de vote nul, risque de se transformer en un plébiscite à l’envers. Ce sont tous les mécontents du régime – et ils forment une large majorité de la population – qui pourraient saisir cette occasion unique de se rassembler silencieusement à travers un bulletin de vote annulé intentionnellement. C’est cette majorité longtemps brimée qui pourrait administrer un désaveu cinglant au régime dictatorial en place et à la personne du dictateur.
Sam Rainsy