Depuis plusieurs années, le Cambodge reçoit des milliards de dollars d’investissements chinois dans le cadre de l’initiative chinoise Belt & Road (BRI). Entre 2013 et 2017, Pékin a investi 5,3 milliards de dollars américains dans le pays d’Asie du Sud-Est. Entre 2016 et 2019, les deux pays ont signé 65 accords de coopération pour financer des projets d’infrastructures tels que des ports maritimes, des autoroutes, des aéroports, des centrales électriques et même une raffinerie de pétrole.
Nombre de ces projets se concentrent sur la zone économique spéciale (ZES) de la province de Preah Sihanouk, dans le cadre d’une stratégie visant à transformer le Cambodge en un pôle économique régional. Si ces investissements ont contribué au développement du pays et de Sihanoukville en particulier, la corruption et d’autres facteurs ont eu des répercussions négatives sur la population et les communautés locales.
Sihanoukville est considérée comme un lieu stratégique
Abritant le seul port en eau profonde du pays, Sihanoukville est considérée comme un lieu stratégique. Jusqu’à récemment, il s’agissait d’une ville balnéaire endormie qui accueillait principalement des routards occidentaux, mais au cours des dernières années, elle a fait l’objet d’investissements directs étrangers et privés de la part de la Chine, notamment pour le développement immobilier et la construction de casinos.
L’afflux massif de capitaux chinois s’est accompagné d’une vague de touristes, d’hommes d’affaires et de travailleurs chinois. En 2017, Sihanoukville a ajouté 120 000 touristes et 78 000 résidents permanents en provenance de Chine – des chiffres troublants, étant donné que la population totale de la province ne compte que 150 000 habitants. Cette migration massive de ressortissants chinois a bouleversé le tissu économique et social des communautés locales, entraînant des impacts négatifs qui seront durables.
La demande massive de terres a fait monter les prix en flèche, si bien que la plupart des Cambodgiens pauvres et à revenu moyen inférieur ont dû quitter leur maison et leur quartier. Au moment où les Chinois ont commencé à s’installer, les biens immobiliers les plus recherchés de Sihanoukville étaient déjà aux mains de l’élite dirigeante, de sa famille et des oligarques locaux.
Les années 2000 au Cambodge ont été marquées par l’accaparement de terres à l’échelle du pays par les élites, sous la forme de propriétés privées, de concessions, de zones de développement militaire et économique, sur lesquelles elles gardent un contrôle total.
Bien que l’afflux de touristes et d’investissements chinois ait contribué au développement de la province, la richesse générée est généralement conservée au sein de leurs propres communautés. Alors que le secteur touristique de Sihanoukville accueillait autrefois principalement des Occidentaux, désireux de s’immerger dans la culture locale, la priorité, avant la pandémie, s’était déplacée vers les visiteurs chinois qui passaient leurs journées dans une bulle chinoise. Tous les services et biens consommés provenaient de Chine ou d’entreprises chinoises, y compris les maisons closes chinoises où travaillent des prostituées chinoises amenées au Cambodge par des trafiquants.
Une main mise des chinois sur Sihanoukville
La plupart des petites entreprises appartenant à des Cambodgiens ont fait faillite et leurs propriétaires ont quitté la province pour chercher des opportunités ailleurs. En 2020, on estimait que 80 à 90 % des entreprises de Sihanoukville étaient détenues par des ressortissants chinois.
Les jeux d’argent sont illégaux en Chine depuis 1949, mais les ressortissants chinois peuvent s’y adonner grâce au tourisme du jeu, aux jeux en ligne et par procuration, rendus possibles par les réseaux privés virtuels et les logiciels d’anonymisation. Aujourd’hui, Sihanoukville accueille tout le monde, des modestes joueurs en ligne aux gros joueurs VIP, et a même été surnommé le “nouveau Macao” de l’Asie du Sud-Est.
Le crime organisé et ses patrons chinois ont suivi la vague d’investissements et ont fait de Sihanoukville la capitale du crime au Cambodge. Les rapports faisant état d’armes, de drogues, de blanchiment d’argent, de trafic d’êtres humains, de travail des enfants, de prostitution, de violence généralisée et d’insécurité générale ont aliéné la population locale de Sihanoukville, alimentant le sentiment anti-chinois dans tout le pays.
Pour faire face à cette situation de plus en plus alarmante, le gouvernement a ordonné une répression et annoncé des mesures visant à supprimer progressivement les jeux d’argent en ligne. Des arrestations et extraditions très médiatisées de ressortissants chinois basés au Cambodge et liés aux jeux d’argent ont suivi.
Puis vint le virus de la Covid-19, et avec lui les fermetures d’entreprises non essentielles, dont les casinos. On estime que 80 à 90 % des ressortissants chinois qui vivaient et travaillaient à Sihanoukville sont partis depuis, faisant de cette ville une ville fantôme. Bon nombre des Cambodgiens qui ont réussi à maintenir leurs entreprises à flot, en s’adaptant à la demande chinoise, sont désormais au chômage, endettés ou en faillite.
Toutefois, compte tenu de la corruption systémique qui prévaut au Cambodge et de l’absence d’État de droit, le retour progressif des hommes d’affaires, des touristes et des joueurs chinois semble probable. Le secteur des jeux d’argent fera inévitablement son retour.
Remerciements à Michel Prevot