« Rien n’est inutile » : le slogan du projet colossal porté par le révolutionnaire Somchaï Songwattana ne pourrait mieux caractériser le nouvel espace d’art en plein air installé à Thonburi et dont l’ouverture officielle est prévue vendredi 23 juin. Il illustre parfaitement le concept, la réalité et le développement de Chang Chui, né d’un terrain vague où s’élèvent aujourd’hui une multitude de constructions faites à partir de matériaux de récupération : tôles, fenêtres, cadres en bois et autres objets métalliques…
Entrer dans Chang Chui, c’est prendre la voie de Somchaï Songwattana, à contre-sens de la société moderne thaïlandaise. Cet artiste excentrique de 57 ans, surtout connu pour sa marque de vêtements Flynow, a délaissé la quête de perfection et a puisé dans son passé pour imaginer le lieu comme un espace où la culture s’exprime différemment.
Somchaï Sonwattana (crédit DR)
Prendre son temps, réutiliser, recycler : voilà les maîtres-mots derrière ce projet pharaonique, à l’image de la carlingue d’avion trônant ostensiblement au milieu du site. « La créativité peut être imparfaite », rappelle le fondateur. Pour Somchaï, la préservation, les souvenirs et la mémoire sont essentiels et ne doivent pas être évincés par le développement. « Ne pas ignorer ses racines », c’est ce qui a poussé celui derrière Chang Chui à y installer une partie de sa collection d’art personnelle, des objets accumulés ces trente dernières années et encore jamais montrés au public.
C’est aussi le charme du royaume qui est célébré : celui où le perfectionnisme cède volontiers sa place au goût des Thaïlandais pour la liberté et une forme de laisser-aller. Car Chang Chui, qui peut se traduire par « artisan insouciant », a été conçu comme un espace dynamique et inconstant où évolueront quantités d’artistes versatiles. Les installations seront temporaires pour sans cesse céder la place à de nouvelles œuvres. Toutes les formes d’art présentes s’enrichiront mutuellement.
Les modes de vie, de consommation et de production sont repensés et l’idée de développer la Thaïlande de demain revient souvent dans le discours de Parkin Vatanajyankur, l’un des responsables du projet, pour qui de nombreux jeunes Thaïlandais « sont lassés des department stores » et aspirent à une autre façon de se rassembler. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Chang Chui a été développé en périphérie de Bangkok, loin de la concentration des centres commerciaux de Siam et de Sukhumvit.
Un projet vivant et dynamique
Un marché vintage accueillera de jeunes stylistes thaïlandais qui présenteront leurs collections de t-shirts aux côtés de stands dédiés à la nourriture locale. L’allée du marché donne sur la pièce maîtresse du projet : la carlingue d’un Lockheed L-1011 de la Thai Sky Airlines.
Des ouvriers s’affairent pour donner une seconde vie à cette masse élancée qui accueillera un restaurant gastronomique, un bar au centre de la cabine passagers, des coins VIP à l’avant et à l’arrière, une cuisine adjacente et ouverte, ainsi qu’une cave à vin dans la soute…
Parkin, qui dirige ce projet, explique avec passion les transformations à venir dans l’intérieur vide et sans vie de ce monstre géant. L’avion accueillera aussi une partie de la collection d’art de Somchaï : une série d’animaux empaillés fera office de décoration du restaurant baptisé Na-Oh, acronyme de « Noah’s Ark » (l’Arche de Noé). C’est Andy Yang, premier chef thaïlandais à recevoir une étoile pour son établissement Rhong-Tiam à New York, qui sera aux commandes des cuisines.
De part et d’autre de l’avion se dressent une multitude de constructions. Le site pullule de ces bâtiments montés en tôle, plus ou moins grands, de stands et d’espaces d’exposition, le tout dans un désordre savamment organisé. Parkin énumère les projets hétéroclites en cours qui célèbrent tous l’idée d’une culture et d’une société thaïes modernes.
Le Documentary Club diffusera films et docus, mais fera également office de théâtre. A côté, l’original Insect in the Backyard servira des plats exclusivement élaborés à base d’insectes, « nourriture du futur » selon Parkin. En face, The Old Man Café tire son nom de sa décoration vintage et proposera café, nourriture et mobilier, le tout fait maison. « Celui-là est notre plus gros bâtiment, poursuit Parkin, indiquant le Main Hall. Il s’agit d’un lieu où se tiendront des fêtes, des événements ou des expositions. Il pourra accueillir près de mille personnes. » Pour l’instant, il sert surtout à stocker les pièces de la collection du patron : armoires, sièges d’avion, bancs d’école, bureaux, statue géante de Watto (personnage de Star Wars), lustres, têtes d’animaux ou encore miroirs attendent patiemment d’être répartis sur le site.
Un peu plus loin, l’Erotic Bar, au nom et au thème « Under the clothes » provocateurs, prévoit de diffuser subrepticement des passages de films érotiques. A ses côtés, c’est la musique qui sera représentée dans un local où jeunes artistes et labels indépendants se réuniront pour organiser concerts et soirées.
D’autres constructions abritent autant de projets ambitieux. Une maison consacrée au thé se dresse en face d’un espace de co-working. Et que serait un projet culturel sans food court ? Aménagé avec du matériel de récupération et décoré de lustres faits de paille, bouteilles en plastique, chaises et jouets recyclés, l’espace de restauration a été conçu dans l’esprit du projet. Les stands de nourriture, regroupés au centre de la pièce, proposeront des plats n’excédant pas 100 bahts.
Chantier en création permanente
Une idée en amène une autre et le site est un chantier permanent où toutes les formes d’art peuvent s’exprimer. Un vieux camion publicitaire Coca-Cola accueillera la collection Tam.Da de jouets et instruments construits à partir d’objets recyclés, tandis qu’un autre prend peu à peu la forme d’un bar ouvert qui proposera des bières artisanales.
Chang Chui est parsemé de créations artistiques uniques, telle cette énorme sculpture de crâne cuivrée, la mâchoire séparée du reste. À côté du Lockheed, le Kind God (Thep Jai Dee) moderne de l’artiste Chira Chirapravati Na Ayudhya symbolise l’icône traditionnelle bouddhiste mais ne requiert, elle, aucune offrande.
Derniers ajouts en date : un bureau pour l’équipe, une tour en construction où des cours de mode seront donnés par l’université Silpakorn, ainsi que le Skull Project, un bâtiment en hauteur et tout en verre abritant une multitude de plantes. « Tout autour du verre, on va construire une armature en fer en forme de crâne. Les plantes exotiques à l’intérieur reflètent la naissance d’idées dans le cerveau humain », explique Parkin.
Deux autres espaces dédiés à l’enseignement sont prévus : une Drone Academy dans un bâtiment avec mezzanine donnera des cours d’utilisation de drone, d’édition de vidéos et de projets, et aura son propre magasin. L’autre espace sera dédié à des cours de cuisine dispensés par les chefs et restaurateurs de Chang Chui.
De ce site désert est ainsi né un champ de créativité où la culture se cultive à foison… Chang Chui repousse les limites traditionnelles de l’art et incarne une nouvelle forme d’expression artistique en Thaïlande, plus libre et plus moderne. Il réunit non seulement toutes les formes d’art, mais a surtout pour ambition de rassembler les générations dans un espace commun d’échanges et de partage.
Vendredi, l’ouverture promet d’être « exotic and great », selon les termes de Parkin. Shows variés, scènes temporaires et stands multiples devraient combler les quelque trois mille invités attendus.
Tiphaine Tellier
Photos : Pascal Quennehen