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Conflits fonciers : des milliers de familles contraintes à l’exil

Journaliste : Emilie Boulenger
La source : Gavroche
Date de publication : 16/12/2012
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Au Cambodge, la multiplication des projets de développement oblige de nombreuses familles à quitter leurs domiciles, le plus souvent sans juste contrepartie. Les organisations de défense des droits de l’homme, elles, peinent à se faire entendre.

 

En plein coeur de la capitale, une étendue de sable recouvre désormais le lac de Boeung Kak. Le quartier, autrefois animé, se meurt doucement. Des vagues d’expulsion l’ont vidé de ses habitants ; elles doivent laisser place à un projet de développement immobilier. Mère de six enfants, Tchen Pala sait que son tour viendra bientôt. Sa maison a déjà été en partie détruite, et elle affiche une mine contrariée : « Je m’inquiète pour tout. J’ai peur d’être relogée dans un endroit isolé », raconte-t-elle. Sans le sou, cette vendeuse de petits gâteaux se demande ce qu’elle fera si l’un de ses enfants tombe malade et que son nouveau quartier ne comporte pas de centre de santé.

 

Comme elle, chaque année, des milliers de personnes sont obligées de quitter leur maison pour rejoindre un village proposé par le gouvernement et souvent éloigné du centre-ville. À Phnom Penh seul, le Centre cambodgien des droits de l’homme estime que 7 000 personnes ont dû quitter la ville entre 2007 et 2009. « On veut développer le pays, mais pour qui ?, s’emporte Thun Saray, le président d’Adhoc, l’Association cambodgienne pour les droits de l’homme et le développement. Au lieu de réduire la pauvreté, on augmente le nombre de pauvres et on n’évalue jamais l’impact social et environnemental de ces mesures. » Feuilletant les derniers rapports sur les conflits fonciers, le président de l’association interrompt la conversation pour décrocher son téléphone. À 70 kilomètres de là, dans la province de Kampong Speu, de nouveaux heurts viennent d’éclater. Le tribunal a arbitré en faveur d’une entreprise chinoise souhaitant exploiter un terrain et les familles affectées ont décidé de se venger. Bilan : cinq villageois blessés par balles et deux représentants des forces de l’ordre également blessés. Les affrontements sont devenus communs. Adhoc a recensé 202 cas de conflits en 2010 et 95 entre janvier et mai 2011, mais les concessions accordées étant de plus en plus grandes, le nombre de familles affectées s’en trouve augmenté.

 

La loi sur la terre de 2001 et le sous-décret sur les concessions économiques ont beau protéger les habitants concernés, ils ne sont pas toujours respectés. En principe, une consultation publique devrait toujours avoir lieu avant l’octroi d’une concession, et elle devrait donner lieu à une compensation pour les personnes affectées, ce qui n’est pourtant pas toujours le cas. « Des chefs du village sont venus mesurer ma maison, ajoute Tchen Pala, qui a déjà perdu plus de la moitié de ses revenus suite au départ de nombreuses familles. Je sais que c’est pour développer le pays, mais pas ce qu’ils vont faire. » « Les habitants ne peuvent pas être d’accord avec les projets parce ce qu’ils ne savent rien du tout, explique Suon Bunthoeun, formateur au Centre cambodgien des droits de l’homme. Nous réunissons des preuves que leurs droits ont été bafoués. Nous tentons de les mobiliser, de les encourager à parler haut, y compris à la radio. Lorsqu’ils ont une meilleure connaissance de leurs droits, cela aide à obtenir des négociations. » Les différents forums organisés par les associations, regroupant souvent des autorités provinciales et parfois des représentants du gouvernement et parlementaires, aident à une prise de conscience, mais ne changent pas toujours la donne. Certains cas sont résolus, mais il est parfois impossible de rivaliser avec de grandes compagnies privées ou des personnes très puissantes.

 

Inactivité forcée, santé négligée, revenus diminués : les conséquences des expulsions sont pourtant souvent graves. A 28 ans, Chan Thy, mère de trois enfants, a accepté de quitter sa maison située dans le quartier de Boeung Kak il y a deux ans pour aller s’installer dans le village proposé, à 16 kilomètres de Phnom Penh. « J’ai fait partie du premier groupe de familles à accepter de partir, je ne voulais pas avoir d’ennuis », explique-t-elle. Pourtant, la jeune commerçante regrette sa maison d’antan et la prospérité de ses affaires. Ses revenus sont passés de 100 000 riels par jour (24 dollars) au minimum à 20 à 30 000 riels en moyenne (5 à 7 dollars).

 

Son mari, agent de sécurité dans un centre commercial de la capitale pour 120 dollars mensuels, doit désormais débourser 5 500 riels (1,30 dollar) par jour en essence et emprunter au quotidien des routes en mauvais état. « Avant, mon mari se déplaçait à vélo, explique Chan Thy. Nous avons dû emprunter 2 500 dollars à la banque pour acheter une moto et des marchandises pour démarrer mon commerce. » Si elle avait une maison dans la capitale, la jeune femme confie qu’elle y retournerait volontiers. Elle a déjà pensé à vendre sa propriété actuelle, mais elle n’a pas les moyens d’acheter à Phnom Penh et sa maison a, de toute façon, déjà perdu de la valeur.

 

Manifestations réprimées

 

Impossibilité de scolariser les enfants, d’accéder à l’eau et à l’électricité, marché trop éloigné pour s’y rendre régulièrement : chaque famille rencontre son lot de difficultés. Deux des enfants de Song Kén et de sa femme Phally, installés dans le village où une partie des expulsés de Boeung Kak ont été relogés, ont par exemple dû quitter les bancs de l’école. Ils ont 12 et 14 ans, mais les parents n’ont plus les moyens de financer leur scolarité. « C’est plus difficile qu’avant, se plaint Song Ken. Je suis motodop et je dois aller travailler chaque jour à Phnom Penh et ma femme vend du potage. » La famille vit aujourd’hui avec moins de 3 dollars par jour. « Ici, tout est cher en plus », raconte la femme, tout en servant le repas. Le kilo de poisson est à 15 ou 20 000 riels, alors que c’est 8 000 (2 dollars) à Phnom Penh. Certains parviennent malgré tout à y trouver leur compte, souvent lorsqu’ils ont la chance de trouver un emploi. So Kim Srey, âgée de 60 ans, n’a pas vu sa vie changer depuis son déménagement.

 

Comme les autres, elle a reçu 8 500 dollars en compensation et a acheté sa nouvelle maison 8 000 dollars. Mais, ses enfants ont eu la chance de se faire embaucher dans une usine voisine. « Les compensations accordées sont rarement suffisantes, note Thun Saray. Elles ne sont en tout cas pas au prix du marché, sans compter que les personnes n’ont ensuite plus de revenus journaliers pour survivre. » Les terres ont beau être présentées comme privées ou appartenant à l’Etat, les organisations de défense des droits de l’homme ne comprennent pas que l’on n’envisage pas de compensation équitable. Au nord-est du pays, les conséquences sont même dramatiques. Les entreprises commencent à défricher les terres et les populations indigènes se trouvent privées de nourriture. Depuis quelque temps, dans tout le royaume, les manifestations se multiplient et sont souvent réprimées violemment. Les habitants sont plus conscients de leurs droits, mais leur liberté d’expression est restreinte : « Le problème, c’est que quand des villageois sont arrêtés, les autres fuient et cela met fin au conflit, explique le président d’Adhoc. Et si vous voulez être libéré, vous devez accepter de cesser le conflit…»

 

Arrestations et mises en détention sont monnaie courante. L’an dernier, Adhoc a recensé 306 poursuites judiciaires contre des victimes et une cinquantaine de personnes étaient derrière les barreaux le mois dernier. « J’ai participé à des manifestations, notamment quand Ban Ki Moon (le secrétaire général de l’ONU) était là, mais quand j’ai vu qu’il y avait des arrestations, je n’ai pas osé m’approcher », raconte Mu Sarum, un habitant du quartier de Boeung Kak. Il y a quelques mois, un premier cas de suicide y a été relevé. Un homme de 39 ans s’est donné la mort. Et les organisations de défense des droits de l’homme sont inquiètes. A Phnom Penh seul, d’après Adhoc, il y aurait 410 endroits où le gouvernement aurait des projets d’expulsion. Les concessions accordées étant de 10 000 hectares en moyenne – elles deviennent ensuite généralement des plantations de sucre ou d’hévéa – le nombre de personnes affectées est conséquent.

 

Une étude menée en 2009 par Adhoc a prouvé que 70% des personnes chassées de la ville y sont revenues pour travailler. Pour éviter cette augmentation constante du nombre de personnes vivant dans la pauvreté, les organisations n’ont d’autre choix que de faire pression sur les pays donateurs, les seuls à pouvoir influencer les décisions du gouvernement. Mais ces pays ne sont pas unifiés et tous ne se laissent pas facilement convaincre de l’intérêt du respect des droits de l’homme. Adhoc a connu quelques succès. L’association a notamment réussi à changer les plans d’une société qui s’était installée dans le Mondulkiri en faisant pression auprès de la société mère à Bruxelles, avec l’aide de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH).

 

Début août, la Banque mondiale a, elle, annoncé la suspension de ses prêts au Cambodge. Le gouvernement cambodgien a réagi à cette annonce. Le 11 août, le Premier ministre, Hun Sen, a signé un sous-décret dans lequel il promet de réserver 12,44 hectares à Srah Chak, une commune dans le district de Daun Penh, pour la relocalisation des habitants expulsés du lac de Boeung Kak. Dans le pays, 25% de la population n’a pas de terre en région rurale et 25% a moins d’un demi hectare. Les associations ont beau militer pour des concessions sociales qui permettraient de réduire efficacement la pauvreté, la pression foncière est chaque jour de plus en plus forte.

 

EMILIE BOULENGER

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