Le livre tout juste publié du singapourien Kishore Mahbubani sur le «nouvel hémisphère asiatique» relance le débat sur les valeurs du continent. Qu’en penser ? Et surtout, comment aborder ce sujet sans évoquer l’impasse dans laquelle s’enfonce, au sein de l’Asean, le Myanmar des généraux birmans ?
Kishore Mahbubani est un diplomate atypique. Ancien ambassadeur de son pays auprès de l’ONU, à New York, ce Singapourien d’origine indienne a fait de la provocation intellectuelle un outil de lobbying politique. Impossible, en effet, de lire son dernier livre «The new Asian hemisphere: the irresistible shift of global power» – éditions Public Affairs, pas encore traduit en français – sans avoir en tête le fameux débat sur les «valeurs asiatiques» que cet essayiste avait contribué à lancer dans un ouvrage précédent. L’idée reste la même: la montée en puissance de l’Asie est irrésistible. Elle incarne l’avenir et influera de plus en plus sur la future gouvernance politique et économique du monde.
Soit. Nous savons tous, pour parcourir les rues de Bangkok, Hanoi, Singapour, Hong Kong ou Pékin qu’il y a une grande part de vérité dans la thèse de Kishore Mahbubani. L’Asie, par son développement économique, a déjà modifié la face du monde. La Chine, devenue l’usine de la planète, occupe dans les stratégies européennes une place de plus en plus incontournable. Impossible de concevoir, par exemple, une stratégie globale de lutte contre le réchauffement climatique sans que Pékin prenne sa part de responsabilité. L’autre argument de l’auteur singapourien, selon lequel des liens profonds unissent les pays d’Asie, est aussi confirmé par nos constatations quotidiennes . Le poids du bouddhisme dans les mentalités, l’arrière-plan constitué par le confucianisme et le respect des anciens…, toutes ces caractéristiques culturelles de l’Asie orientale se révèlent dans nos discussions ou négociations individuelles sous ces latitudes. L’Asie, il n’y a aucun doute, fonctionne différemment de l’Occident et sa spécificité, de plus en plus, va influer sur nos comportements et nos décisions.
Le débat sur les « valeurs asiatiques », que la crise financière de 1997-1998 avait soudainement refermé, bute toutefois, dix ans après, toujours sur le même obstacle: le décalage béant entre les affirmations de l’élite régionale et les aspirations de la population. Si M. Mahbubani a raison d’insister sur la nécessité, pour l’Occident, de mieux prendre en compte les revendications de l’Asie, il a tort lorsqu’il prétend que les gouvernements de cette partie du monde «n’ont pas de projet de domination». Chaque jour nous montre, rien qu’en Thaïlande, que les nouvelles classes politiques de la région aspirent à plus qu’à être simplement respectées. Elles réclament, pour elles-mêmes et au nom de la prospérité économique de leurs pays, davantage de responsabilité. Logique. Mais compliqué à accepter, en Europe ou aux Etats-Unis, tant que ces gouvernements brandissent pour seuls arguments de leurs revendications des chiffres de croissance économique et l’explosion de leur société de consommation.
Evoquons-là le sujet tabou, celui qui fache parce qu’il est en permanence percu comme une exigence occidentale: les droits de l’Homme. Y-a-t-il, en la matière, des valeurs asiatiques spécifiques teintées de bouddhisme ou de confucianisme ? A regarder les événements survenus en septembre dernier en Birmanie, où des milliers de moines manifestèrent au péril de leur vie, la question franchement mérite d’être nuancée. Ayons en tête, aussi, l’effroyable répression chinoise au Tibet dont les événements récents survenus à Lhassa montrent qu’elle ne peut pas passer inaperçue lors des prochains Jeux Olympiques. Il ne s’agit pas ici, de dire que les droits de l’Homme sont l’alpha et l’omega du développement. A chaque étape de la croissance économique correspond une phase de consolidation des libertés. A chaque pays correspond sans doute des aspirations sociales, culturelles spécifiques. Mais croire que les populations, en Asie, ne réagiront pas demain contre leurs élites au nom des «valeurs asiatiques» si leurs droits élémentaires sont bafoués est illusoire. La théorie de M. Mahbubani, reliftée dans son dernier livre, est trop économique pour être complétement crédible.
La vraie question se pose en Europe et aux Etats-Unis. Pour ces deux puissances morales et économiques habituées à dominer le monde, l’heure est venue de faire montre d’une «vigilante humilité». Rien n’est pire, pour l’avenir, que d’attiser les valeurs asiatiques par un déni permanent des réalités et une posture de donneurs de leçons. Mahbubani a raison lorsqu’il exige, pour l’Asie, des postes de responsabilité tels que la direction du Fonds Monétaire International. Il a plus encore raison lorsqu’il dénonce les failles du G8, ce club des pays les plus riches snobbé par la Chine. La vraie révolution des valeurs, paradoxalement, ne doit pas seulement venir d’Asie mais aussi d’Occident. Bruxelles et Washington doivent apprendre à écouter. Bangkok, Singapour, Pékin et Kuala Lumpur doivent accepter les responsabilités qui vont avec l’émergence confirmée de l’Asie.
Pour faire bref, mais clair, les «valeurs asiatiques» seront crédibles le jour où, à Rangoun, dans une Birmanie au sous-sol truffé de ressources naturelles et minérales, les diplomates de l’Asean s’emploieront enfin à une médiation audacieuse entre les généraux et Aung San Suu Kyi. Au lieu de laisser échouer aux portes de la junte l’envoyé nigérian de l’ONU Ibrahim Gambari et celui de l’Union Européenne, Piero Fassino.