John Wilson, journaliste et professeur d’anglais, a récemment enseigné au lycée français de Bangkok. Une expérience aux allures de lutte des classes sur laquelle il revient aujourd’hui à travers une nouvelle. Extraits
Comment peut-on garder sa bonne volonté quand on ne reçoit que de la haine en retour ? En Thaïlande, chaque professeur d’anglais essaie d’encourager la bonne volonté dans sa classe, mais cela n’est pas facile aujourd’hui.
La première S est une très grande classe, avec des élèves âgés d’environ 16 ans. Ils sont bruyants. Il est difficile de les contenir – les maîtriser. Sans soutien de l’administration, j’étais toujours nerveux au sujet de la discipline ; en particulier à cause d’un étudiant qui avait eu des démêlés avec plusieurs professeurs. Jack (tous les noms et prénoms ont été changés) avait déjà dépassé les bornes verbalement en se moquant des vêtements de madame Blanc. Jack est petit mais musclé, comme un docker de Marseille.
Il peut apparaître à la porte à tout moment, l’œil tranchant et la voix stridente, et se mettre à hurler à travers la salle – souvent à mi leçon – chamboulant la pièce, perturbant complètement le cours par sa présence. Son père avait été appelé souvent ; sa mère aussi. Les deux venaient l’air désolé, silencieux : des parents qui ne savaient pas quoi faire au sujet de leur « jeune voyou » – une expression souvent pensée mais jamais utilisée. Inconstant dans ses résolutions, conduit par une conviction intérieure, Jack est dissipé avec des périodes d’accalmie. Mais ce n’est pas un délinquant violent, comme certains garçons l’ont été à mon époque. Il ne se bagarre pas. Et, pour autant que je sache, il ne prend pas de drogues. C’est un « trublion professionnel » – quelqu’un qui connaît les règles et à quel point il peut les enfreindre. Et lorsqu’il est interpellé par la vie scolaire, il est capable de plaider comme un avocat.
Le corps enseignant a eu de longues discussions pour savoir quoi faire au sujet de Jack et il est devenu évident qu’il n’a rien fait spécialement de mal, à part être une version plus extrême et concentrée de ce à quoi nous nous sommes déjà habitués. Avant, j’avais des disputes avec Jack : ses cris imprévisibles, ses sauts par intermittence dans la pièce (son père s’est même déplacé spécifiquement pour ces incidents) ont fait que je l’ai même frappé une fois avec un livre pour son insolence. Matière sans fin pour les avocats !
Ce trimestre, il avait disparu depuis plusieurs semaines. Son absence de mes cours fut un événement que j’ai salué avec soulagement. Mais à la fin du trimestre il était revenu, faisant la fête dans les allées – bip ! et pleep ! – hochant frénétiquement sa tête de vipère. Ayant appris que le but principal de l’enfant oppositionnel est d’exaspérer le professeur, je me suis promis de ne pas perdre mon sang-froid. La gestion de Jack devrait se faire intuitivement, tranquillement – avec précaution. J’ai accepté le fait qu’il serait un perpétuel embarras mais j’espérais qu’il acquerrait plus de maturité au fil des années. Erreur. Le projet de Jack était d’interrompre chaque cours et de montrer que c’était lui qui commandait. Un agent provocateur auto-désigné, un meneur contagieux : son intention était de faire le spectacle et d’entraîner les autres. Cela signifiait que, quel que soit le plan du prof (le fameux « plan de cours » tant aimé par les formateurs des enseignants), le cours allait être interrompu. Mais je ne pouvais pas deviner l’ampleur que ça allait prendre.
Ce mois-ci, je présente Persuasion de Jane Austen. L’histoire parle des amours contrariées de jolies jeunes filles, d’engouements romantiques, d’amour non partagé. La vidéo montre des gens habillés comme au début du XIXe siècle. La langue est, bien sûr, celle de l’époque. Même dans une classe « normale », un travail pénible serait nécessaire pour garder tout le monde concentré. Une classe nombreuse est comme un grand auditoire ; la pièce a un air de théâtre et il y a ces curieux échos qui résonnent comme lors de grands rassemblements.
Comme d’habitude, mes intentions sont de répondre aux exigences du bac avec « pertinence et intérêt » et de tenter d’analyser les personnages à travers leurs paroles et leurs actions à l’écran. J’ai préparé une présentation Powerpoint avec cela en tête. J’ai prévu les moments où arrêter le film et beaucoup travaillé pour encourager « une compréhension plus profonde du texte ».
J’ai divisé le film en quatre parties de vingt-trois minutes. La classe entre. Dans le brouhaha ambiant, mes salutations sont inaudibles. Quelqu’un siffle bruyamment. Les chaises crissent. Tout le mobilier est chamboulé. Sur l’écran, quatre hypothèses au sujet de ce qui peut se passer dans l’épisode d’aujourd’hui. « Frederick va réaffirmer son amour pour Anne : Qui est d’accord ? » Les clameurs qui suivent sont dignes de la foule d’une course de chevaux. « Certains sont d’accord ? La majorité. [ une courte pause ] Certains sont contre ? La majorité aussi. Et pour la deuxième ? Anne va guérir de sa passion romantique et devenir plus indépendante ? »Yes ! Yes ! Le ton est celui du consentement irréfléchi ; la voix celle d’un stentor burlesque. Mes étudiants sont dans un bar. Ils s’appuient sur le comptoir en poussant plus loin la récréation. « Et pour la troisième ? Anne va se torturer avec la culpabilité et le remords. » Il y a plus de tapage que lors d’une course de chevaux. Ensuite, un océan de murmures. Je ne peux pas obtenir d’opinion, et encore moins un débat sur l’une ou l’autre des propositions. Je change de voie : « OK, je veux voir tout le monde assis sur sa chaise. »
Après une cacophonie de bruits de chaises, l’épisode de cette semaine commence. Sur la vidéo, Anne joue la sonate au clair de lune de Beethoven. Notre salle est relativement silencieuse. Mais après une minute, les murmures commencent et augmentent au point que le film devient inaudible. Pendant la deuxième partie, Sophie tombe d’une jetée et se fait mal.
Immédiatement les rires fusent dans la pièce. L’expérience m’a montré que c’est un très mauvais signe lorsque la classe rit d’un désastre ; on peut garantir que leur identification avec les personnages est minime – et la compréhension de l’histoire aussi. À la fin de la vidéo, je projette la présentation Powerpoint. L’exercice a pour but de susciter des réponses aux affirmations d’Anne dans l’épisode. Quelques élèves tentent une réponse pertinente. C’est bon signe. Mais ces élèves plus tranquilles sont noyés dans lamasse. Comme d’habitude, les meneurs se réaffirment avec des railleries. « Piftewee ! Je-ong-tafa ! » L’exercice devient une comédie burlesque. De mon temps, ces comportements auraient été totalement condamnés par la direction. Il y aurait eu des conseils de discipline, des sanctions. Mais aujourd’hui, après quarante ans de laxisme, maintenant soutenu par la loi, le professeur est impuissant […].
Dans la classe, nous en venons au point principal. C’est un exercice où des élèves doivent choisir parmi les phrases que nous venons de voir. J’offre le micro aux Anne et aux marraines potentielles dans la pièce. Là, comme prévu, je reçois des refus étonnés et des ricanements. Mais non, il y a des acteurs dans cette classe et Pierre et Jack sont volontaires : c’est-à-dire qu’ils se lèvent et font un bond dans la pièce. Pierre a la bonne idée et son intonation convainc : « I have used him ill », dit-il (pour Anne). Cependant, Jack n’a aucune réponse. Il fait des mouvements brusques, frappant le mobilier, criant en français et déclenchant des hurlements de rire. Il plonge derrière l’écran de projection et pousse des cris rauques dans le micro. L’écran gondole et se plie. C’est un coup dur. À cet instant précis, j’ai peur qu’il ne soit cassé. On entend plus de rires. Mais Jack se rend compte que son stratagème touche à sa fin et lance un appel au public : « I wouldn’t say that », (Je ne dirais pas ça) répond-il. Pierre achève de répondre. Mais Jack est encore derrière l’écran de projection. À chaque phrase, Jack répond avec « I wouldn’t say that »: il ne montre pas d’élargissement de son vocabulaire, mais, il y a une sorte de progrès.
Cela fait deux ans que je connais Jack. Et c’est la première fois que je l’entends faire une réponse complète et pertinente en anglais. Sa voix résonne partout, cohérente et curieusement féminine. La classe, ayant épuisé toutes les possibilités d’amusement, accepte à contre cœur de passer à la diapo suivante. La leçon continue. Mais de plus en plus, je sens que l’attention n’y est plus. Quels que soient les caractères, quelle que soit la langue – quelle que soit l’histoire elle-même –, tout cela n’est d’aucune importance pour la première S. Et les activités que j’ai prudemment organisées ne sont rien de plus qu’un mélange entre des interventions dérisoires, une interruption de leur vie sociale et de leurs conversations à l’extérieur de la classe. Jack crie encore ses commentaires à travers la pièce. Il y a des répliques qui sonnent comme « e-sur-eefwa-toof » ou « jaipeefwa », toutes saluées par des murmures d’approbation.
Malgré tout, la dissipation s’est passée dans la bonne humeur. Contrairement à l’année dernière, je ne suis plus blessé par une haine pure et simple. Il y a eu des moments aujourd’hui où cette classe a ri avec moi et pas contre moi. Et j’ai le sentiment que, bien qu’étant un exilé dans ma propre salle de classe, je ne suis pas détesté avec l’intensité des trimestres précédents. Bien que Persuasion de Jane Austin soit absurde et indigne de l’attention sérieuse de la première S, ils ont réussi au moins à tirer quelque chose d’amusant de ce qui aurait été autrement une heure ennuyeuse pour eux. En même temps, je suis encore ridicule et inutile. Néanmoins, aujourd’hui, je ne me sens pas blessé. J’ai été «blanchi ». Et puisque je ne suis pas complètement détesté, je prendrai ça pour un signe d’adhésion.