De passage en Europe à l’invitation du Centre Lebret-Irfed d’études pour le développement, l’ancien commissaire thaïlandais pour les droits de l’homme Jaran Ditapichai rejette la responsabilité du chaos sur les opposants au gouvernement. Une vision ouvertement partisane, mais révélatrice des fractures de la société et de la classe politique thaïlandaises.
Le Temps : Les protestataires du PAD et l’armée exigent de nouvelles élections. N’est-ce pas l’unique moyen de sortir de la crise?
Jaran Ditapichai: Qui sont ces gens? C’est cela, la question. Ce qu’ils veulent, c’est ni plus ni moins revenir sur les acquis démocratiques des deux décennies écoulées. Ils ne cessent de s’en prendre à l’ancien premier ministre Thaksin Shinawatra, condamné pour corruption et aujourd’hui en exil. Ils lui reprochent de continuer à s’exprimer, alors qu’il en a tout de même le droit. Ils voient dans le gouvernement actuel la main cachée de Thaksin. Mais qui sont-ils? En septembre 2006, ces groupes ont soutenu le coup d’Etat militaire. Ils réclament maintenant une nouvelle Constitution qui limite le nombre de parlementaires élus. Tout en se présentant comme les apôtres de la démocratie contre un gouvernement issu des urnes, qu’on le veuille ou non. C’est inacceptable.
Vous faites partie des leaders des «rouges» partisans du pouvoir opposés aux «jaunes» qui veulent le départ du premier ministre et ont entraîné la fermeture des aéroports de Bangkok. Cet affrontement ne risque-t-il pas de dégénérer plus encore?
Il y a un risque. Nous avons des soutiens partout dans le pays, surtout en province. Or ce que veulent les «jaunes», c’est ignorer la volonté populaire. Regardons les choses en face: Thaksin Shinawatra reste immensément populaire en Thaïlande, ce qui pose de très sérieux problèmes. Dès que sa photo est brandie dans un de nos meetings, les gens accourent. Alors que faire? Devons-nous accepter la loi de la rue que veulent imposer les protestataires? Si le parlement est dissous, la campagne électorale sera très dure et très violente. Ces gens feront tout pour éliminer nos partisans. L’affrontement dont vous parlez est en train d’avoir lieu.
De nombreux activistes ou leaders de la société civile se sont joints aux protestataires. Pourquoi?
Le gouvernement de Thaksin a été assimilé à une dictature. Beaucoup d’intellectuels se sont donc engagés dans ce combat sans se rendre compte qu’ils se sont fait manipuler. La preuve: l’armée a pris le pouvoir [en 2006] alors que son rôle est de rester dans les casernes. Et aujourd’hui, le chef d’état-major ordonne quasiment au premier ministre de démissionner! La Thaïlande paie aujourd’hui au prix fort sa fracture politique, avec d’un côté la classe moyenne de Bangkok dominée par l’élite aristocratique traditionnelle, et de l’autre le reste du pays. Que voyons-nous sinon la faillite de notre Etat de droit? La bataille des «jaunes» et des «rouges» est la preuve que notre démocratie n’a pas pris racine et que notre société est trop polarisée.
Qui, dans ces conditions, peut jouer le rôle d’arbitre? Le roi?
Une intervention du roi Bhumipol serait très risquée compte tenu des divisions profondes que cette crise a révélées dans le pays. Franchement, je ne vois personne aujourd’hui capable de jouer ce rôle d’arbitre. Nous avons bien sûr d’anciens premiers ministres respectés, mais ils sont âgés et sans véritable autorité sur ces bandes de protestataires décidés à tout faire pour remporter la victoire et mettre à genoux l’actuel gouvernement. Je ne vois personne de suffisamment neutre pour incarner une «troisième voie». Quant à un éventuel coup d’Etat, nous en connaissons les risques: une vague d’arrestations sera déclenchée et des gens comme moi seront mis en prison. Pour l’heure, je ne vois qu’une hypothèse: le face-à-face va perdurer. Avec son possible lot d’affrontements meurtriers.
Propos recueillis par Richard Werly
Le Temps