Spécialiste des questions de sécurité en Thaïlande, Panitan Wattanayagorn revient sur l’étonnante discrétion de l’armée et du Conseil privé du Roi depuis le début du conflit entre le gouvernement et l’Alliance populaire pour la démocratie (PAD). Il explique que dans un système politique de plus en plus complexe, plusieurs facteurs freinent aujourd’hui les velléités d’intervention des militaires.
Gavroche : L’Armée Royale thaïlandaise a une grande histoire d’intervention dans la politique thaïlandaise. Quels en sont les fondements ?
Panitan Wattanayagorn : Les interventions de l’armée ont été régulières depuis 1932, lors du passage d’une monarchie absolue à une monarchie constitutionnelle. On peut parler d’intervention militaire directe tous les quatre ou cinq ans. Il faut comprendre que même si la structure du système politique a changé en 1932 – le pays est officiellement devenue une démocratie – les règles n’ont pas beaucoup évolué. Nous sommes restés dans un système autoritaire, de culte de la personnalité, ce qui explique la facilité laquelle l’armée a pu intervenir, la plupart du temps sans effusion de sang. En général, la population accepte relativement bien ces «coups d’Etat», quand le gouvernement est perçu comme «faible», corrompu ou incapable de protéger les institutions du pays, comme la monarchie. Malgré tout, l’intervalle entre ces différentes interventions s’est élargi: cela laisse entendre que la politique thaïlandaise a gagné en complexité.
Il serait donc devenu plus difficile pour les militaires d’intervenir ?
En réalité, il leur est toujours facile d’intervenir: avec un corps d’armée de 300.000 soldats et un budget colossal – 10% du budget national, soit 1,6% du PIB ! – leur pouvoir est énorme. Mais il est de plus en plus difficile pour eux de gouverner après un coup d’Etat, en particulier depuis les années 80, car la société thaïlandaise est devenue plus influencée par les politiques régionales et internationales. Nous sommes passés d’un royaume à 80% rural, à 50% aujourd’hui – l’agriculture ne représente plus que 11% du PIB. L’urbanisation, la globalisation ont accru l’export de produits manufacturés. Donc le coût d’une intervention armée pénalise de plus en plus durement l’économie thaïlandaise. Une fois au pouvoir, leur formation n’est pas non plus suffisante pour gérer ces problématiques économiques. De plus, les nouvelles structures légales de la Constitution de 1997, qui a donné plus de pouvoir au peuple, ont aussi compliqué l’intervention de l’armée.
Ca ne l’a pourtant pas empêchée de provoquer le coup d’Etat de 2006 ?
Oui, mais les militaires s’en sont mordu les doigts. Ils ont dû modifier la Constitution pour se prémunir d’attaques en justice futures et ils ont dû demander l’avis au peuple par référendum! C’était la première fois que cela leur arrivait. Ce dernier coup d’Etat est une très mauvaise expérience pour eux.
Est-ce que c’est ce mauvais souvenir qui a poussé Anupong Paochinda, le commandant en chef des armées, à rester très en retrait depuis le début de la crise politique?
Je pense que son opinion était partagée par la plupart des militaires. Il y a toujours une possibilité que l’armée intervienne, mais pour l’instant les conditions ne sont pas réunies. Les militaires sortiront de leurs baraquements si la monarchie est attaquée – les relations entre le roi et l’armée sont très fortes depuis l’avènement de Rama IX -, si le pays est victime d’une guerre civile ou si leurs propres intérêts sont menacés. Enfin, il faut que la population soutienne l’intervention ; si le peuple est divisé, comme en ce moment, l’armée est plus frileuse. Dans les années 30, 40 et 50, les menaces – comme la menace communiste – étaient plus clairement identifiées. Anupong Paochinda a bien expliqué le fond de sa pensée: l’armée n’interviendra pas parce que la situation actuelle ne menace pas la sécurité nationale ; nous sommes simplement face à un conflit politique. L’armée se contentera donc juste de contenir toute violence.
Comment peut-on expliquer ce lien entre l’armée et le Roi ?
Pour le comprendre, il faut faire un rappel historique. Le Conseil privé du roi a été créé en 1874 par le Roi Rama V pour moderniser le royaume. Cette institution se doit de conseiller le roi dans ses prises de décision. Après 1932, les militaires ont pris le pouvoir sur ce conseil privé, en nommant ses membres à la place du roi jusqu’en 1950. L’armée a donc laissé son empreinte sur cet organe: aujourd’hui encore, la plupart des dix-huit conseillers privés du roi sont d’anciens généraux, qui le conseillent principalement sur les questions de sécurité. C’est pour cela que le président actuel, le général Prem Tinsulanonda, a été perçu comme l’un des instigateurs du coup d’Etat de 2006.
Pourquoi le Conseil privé est-il resté aussi discret depuis le début du conflit avec le PAD?
Nous savons que, même s’ils ne se sont pas exprimés publiquement, les conseillers ont rencontré le roi à plusieurs reprises pour lui présenter des rapports sur la situation. Le roi ne s‘est pas exprimé, mais il ne le fait qu’en dernier ressort. Il ne faut pas oublier que selon la Constitution, il n’a pas de pouvoir exécutif ; mais il a en revanche un immense pouvoir de persuasion, qu’il n’utilise qu’avec parcimonie. En 2006, certains médias étrangers ont insinué que le roi avait commandité le renversement de Thaksin, ce qui est faux à mon sens. Les militaires l’ont rencontré, en effet, mais tout était déjà en place pour le coup d’Etat. Ils ont simplement demandé une audience au monarque, car quand ce dernier donne son accord, c’est l’assurance du soutien de la population. En réalité, je pense que même sans l’accord du roi, il pourrait y avoir un coup d’Etat: les militaires ont leurs propres opinions et leurs propres intérêts.
Deux ans après le coup d’Etat qui l’a renversé, Thaksin Shinawatra tire-t-il toujours les ficelles du pays?
L’ombre de Thaksin est toujours bien présente. Je pense que ses idées, notamment celle de la création de «packages» pour les pauvres dans les zones rurales, vont perdurer et vont être copiées par différents partis, même par les Démocrates (principal parti d’opposition, ndlr). Mais l’influence personnelle de Thaksin va s’éroder: il traîne trop de casseroles. A moins qu’il ne réussisse à convaincre certains politiciens de faire modifier quelques lois pour le tirer d’affaire. Mais comme il vit en exil, je n’y crois pas. Sans oublier que de nouveaux politiciens vont finir par prendre sa place.
Somchai Wongsawat, son beau-frère qui vient d’être élu Premier ministre, peut-il l’aider à se remettre sur pied ?
Pas sûr, car Somchai va bien sûr être très observé. Dans le passé cependant, il a servi en tant que juge et était très respecté. Je pense que Thaksin va bien sûr lui demander de l’aider, car il estime que la justice n’est pas impartiale à son égard. Il a le droit à un procès équitable, et pour se faire, il faudrait transférer les affaires qui le concernent à des tribunaux normaux. Il ne faut pas qu’il soit jugé par des commissions spécifiques. Et sur ce point, Somchai Wongsawat peut l’aider. S’il lui assure un procès sans influencer le verdict, il pourra s’imposer comme un bon Premier ministre. S’il est juste avec Thaksin il le sera avec le reste du peuple. Il faut lui donner une chance.
On parle beaucoup de ses qualités de négociateur. Pensez-vous qu’il soit à même de résoudre la crise politique actuelle ?
Somchai est déjà rejeté par une grande partie du PAD. Mais il a été élu par le Parlement. Notre système politique est démocratique, il faut que le PAD s’y fasse! Bien sûr, les leaders des manifestations ont leurs propres intérêts à faire durer le conflit… Aujourd’hui, ils ont beaucoup de soutien mais cela va leur retomber dessus un jour ou l’autre, quand la justice s’occupera de leur cas. Ce que devrait mettre en place Somchai, pour résoudre la crise une bonne fois pour toute, ce sont de nouvelles élections basées sur une nouvelle Constitution.
Propos recueillis par Marie Normand