Chaque semaine, notre ami Richard Werly, conseiller éditorial de la rédaction de Gavroche, partage sa vision de la France sur le site d’actualités helvétique Blick. Vous pouvez vous abonner ou consulter sa lettre d’information Republick.
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J’ai bien réfléchi avant de titrer cet éditorial de La Républick. Mettre en avant le mot «Liberté» alors que le grand gourou des libertariens, le milliardaire Elon Musk, entame ses coupes sombres dans le budget fédéral des Etats-Unis et s’arroge au passage le contrôle des données très sensibles du Département du Trésor ou de la Défense ? J’ai hésité encore plus après avoir écouté Emmanuel Macron présenter, dimanche 9 février à la télévision, les jeunes du sommet sur l’intelligence artificielle qui se tient à Paris, coprésidé par la France et l’Inde. Au programme : volontarisme, mais aussi décrochage et dangers pour les individus.
Et pourtant, c’est bien la liberté qu’il faut défendre. Parce qu’elle est menacée. Et parce qu’elle est le plus souvent au cœur de l’innovation, de la recherche, et des fantastiques bons en avant technologiques que nous vivons en direct. Alors, qui croire pour défendre la liberté en France et dans les pays européens qui voient un peu plus, chaque jour, approcher la vague trumpiste ? Les États et leur bureaucratie, à commencer par celle de l’Union européenne? Pas sûr. Des réformes sont indispensables, même la Commission européenne le reconnait. Les intellectuels? Où sont, aujourd’hui, les Albert Camus et les Raymond Aron capables de nous guider « en liberté » dans le monde des idées francophones ? La presse ? En France, le fait qu’elle soit presque entièrement possédée par des milliardaires dont la fortune dépend d’autres secteurs (le luxe, la défense…) très exposés à la concurrence internationale laisse perplexe.
Il faut pourtant y croire. Et défendre cette « liberté », en ayant le courage de faire le tri dans les lubies de Donald Trump (comme son Golfe d’Amérique) et les vertigineuses ambitions d’Elon Musk. Je viens de terminer les mémoires d’Angela Merkel, justement titrés du seul mot « Liberté » (Ed. Albin Michel). « La liberté, écrit l’ancienne chancelière allemande, est un saut dans l’inconnu qui demande du courage et surtout de la sincérité envers les autres et, le plus important peut-être, envers soi-même ». Que répondrait Chat GPT ?
Bonne et très libre lecture !
(Pour débattre : richard.werly@ringier.ch)
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De la liberté de penser à celle de s’exprimer, le pas à franchir est parfois délicat et parfois mortel. La question est aussi ancienne que la philosophie et Socrate en a exploré toutes les implications jusqu’à la ciguë. Les chapes de plomb de la bien pensance religieuse ont longtemps conduit certaines expressions à la condamnation pour hérésie et aux buchers. L’actualité récente à dramatiquement illustré les effets d’oukases religieux, pourtant expulsés de notre droit, autorisant à tuer pour des « dessins » incriminés pour blasphème.
En occident, la lente et longue déprise religieuse, l’avènement des « Lumières », la recherche de « la » vérité à l’aune de la « raison », érigée en unique méthode, a conduit à affirmer un principe de liberté de pensée et d’expression pourvu que cette dernière se déploie dans de l’échange respectueux des idées contradictoires même adverses et non dans la « haine » d’autrui. La multiplication spectaculaire des propos anti-sémites et les atteintes physiques aux biens et aux personnes qu’ils génèrent sont une illustration des difficultés à faire reconnaitre les principes cardinaux.
La liberté d’expression rencontre des limites philosophiquement légitimes lorsqu’elle n’est pas subordonnée à la recherche de la vérité et porte atteinte soit aux personnes soit à l' »ordre public ». La nature des atteintes et des limites varie selon les régimes politiques et constitutionnels comme nous le montrent l’Amérique et la France. Mais en dehors de ces limites à n’admettre qu’avec précaution, la liberté d’expression me semble devoir être un impératif absolu.
Mais aujourd’hui, la question parait bien être renouvelée sous l’impact de données nouvelles notamment liées à la technique, comme semble le penser notre éditorialiste. L’IA mais avant les réseaux sociaux démultiplient les libertés d’expression sans autres filtres que l’intervention d’une « censure » (non qualifiée comme telle) aléatoire de celles-ci et selon leur propre critères. Non seulement les fausses informations peuvent être émises et circuler qu’elles aient eu pour origine des locuteurs plus ou moins identifiés et, maintenant, des « machines intelligentes » pour le moment dépendant d’une commande humaine et demain en dehors d’elle ou contre elle.
La nécessité semble ressentie, elle est de plus en plus prônée, face a ces réalités et leurs évolutions attendues, de vouloir limiter la liberté d’expression ou à tout le moins, selon une expression euphémisée, la réguler. La réguler, aussi bien par des règles juridiques, nationales, européennes, qu’éthiques émises par des « autorités » plus ou moins légitimes et possiblement « manipulées » et pas seulement par des impératifs économiques et financiers comme semble le craindre notre éditorialiste. La vitesse de circulation (Cf. les approches de Paul Virilio et ses analyses sur la tyrannie de la vitesse) que ces techniques nouvelles permettent, le volume sans limites des données qui circulent, aussi bien textes le plus souvent courts qu’images, éloignent, dans la recherche de la vérité au centre des libertés de pensée et d’expression. Le temps long du dialogue et de l’échange que ces techniques rendent le plus souvent impossibles, dominés qu’ils sont par l’émotion, les passions souvent mutées en « haines » conduisent possiblement à l’ensauvagement » et à l’acte meurtrier qui en l’aboutissement.
Les termes du débat qui posent le fondement de la démocratie et au delà de « la science » et de ses prolongements, l’évolution des techniques, dans le cadre de systèmes idéologiques en compétition, oscillent dans un espace difficile entre deux principes absolus : celui de la liberté de penser et celle de s’exprimer. Penser librement pour chaque individu, sa substance même, suppose qu’il soit libre d’exprimer cette pensées au risque des erreurs et des fausses solutions que la confrontation raisonnée des idées pourra seule corriger, et dans les limites des interdictions délibérées démocratiquement et pénalement réprimées.
Au delà d’Angela Merkel, du moins sur la liberté de pensée et d’expression : un classique : « De la liberté » de John Stuart Mill ( 1859) , 88 pages, disponible sur internet, et de B. Spinoza le chapitre XX du « Traité Théologico-politique » ( 1672) , disponible sur « Wikisource ou encore K. Popper qui dans » La socité ouverte et ses ennemis » (1945) aux Ed. du Seuil, 1979, Tome 1 (256 pages) et Tome 2 ( 352 pages) estime qu’une tolérance illimitée peut être fatale à la tolérance, vertu cardinale de l’équilibre entre le principe et ses limites.