A quelques jours d’intervalle, deux «passeurs» de l’âme thaïlandaise viennent de disparaitre. Kraisak Choonhavan, auquel nous avons rendu hommage dans notre précédente lettre d’information, était l’héritier d’une grande dynastie politique siamoise et d’un clan: celui du Soi Rakjakhru, du nom de la rue où résident toujours les familles Choonhavan et Adireksarn, près de Phahonyothin Road. Peu de temps après, ces jours-ci, notre ami Marcel Barang, inlassable traducteur de la littérature thaïlandaise en français et en anglais est décédé. Tous deux se retrouveront sans doute, là où ils sont désormais, pour échanger sur ce royaume qui n’était plus vraiment le leur à force de changements dictés par la modernité.
L’âme thaïlandaise est un mystère. Dans ce royaume jamais colonisé, une partie de la réalité nous échappera toujours. Kraisak Choonhavan, homme politique dandy, fils unique de l’ancien premier ministre Chatichai Choonhavan, savait jouer de ces mystères et de ces double-fonds. Il incarnait une Thaïlande amoureuse de l’occident mais qui finit toujours, irrémédiablement, par s’en éloigner. Kraisak était un baron politique thaï à la fois ancien et moderne, dont le fief familial de Korat (Nakhon Ratchasima) avait peu à peu échappé à sa famille. Il était malade depuis plusieurs années. Il travailla, jadis, à rétablir la paix au Cambodge voisin. Il était, à lui seul, un parfait «destin» thaïlandais, toujours entre deux mondes: l’occident et l’Asie.
Une passerelle entre deux mondes
Marcel Barang était une passerelle tendue entre ces mondes. Ses traductions servaient de pont. Il nous fit découvrir des auteurs, des gens de lettre, des artistes, que le consumérisme qui règne en maitre en Asie du sud est relègue au rang de figures certes tutélaires, mais négligées, voire oubliées. A l’heure où les jeunes générations de thaïlandais rêvent de ressembler aux occidentaux jusqu’à la caricature et où la «Thainess» est un argument de marketing touristique, Marcel était, à travers ses livres et ses traductions, le miroir d’une Thaïlande que nous sommes tous condamnés, un jour, à ne plus comprendre. Qu’importe: les mystères de l’âme thaïlandaise et asiatique sont aussi, souvent, les reflets de nos contradictions.