Vous connaissez l’expression « le gouvernement des juges ». Il désigne en général une situation où le pouvoir judiciaire interfère dans le processus démocratique. En Thaïlande, la situation est à la fois analogue et inverse. Les juges interfèrent bien dans le processus politique, mais ils le font sur ordre, en condamnant lourdement les activistes opposés au délit de lèse majesté, et en exonérant de toute charges les manifestants qui, voici quelques années, avaient pris d’assaut les aéroports de Suvanarbhumi et Don Muang, ouvrant alors la voie au verrouillage du royaume par les militaires.
Le gouvernement des juges thaïlandais n’est donc pas une anomalie. Il s’agit d’une méthode, éprouvée de longue date à Singapour pour consolider la main mise du parti au pouvoir: se retrancher derrière la loi et des peines très lourdes, pour éviter l’affrontement direct avec l’opposition et déjouer le résultat des urnes. La justice ne libère pas de l’oppression, comme elle le devrait en théorie. Elle assiste le pouvoir. Les magistrats sont des supplétifs.
Cette arme politique fatale doit bien sûr être replacée dans le contexte thaïlandais. L’indépendance judiciaire à l’occidentale est un concept qui mérite débat. Mais une justice muselée n’est pas bonne pour le pays. Elle mine la confiance dans les magistrats et dans la capacité de ces derniers à juger et à punir sur la base de faits, et non sur ordre. Les Thaïlandais, et surtout la jeunesse thaïlandaise, méritent mieux que des tribunaux transformés en chambres d’enregistrement.
Chaque semaine, recevez Gavroche Hebdo. Inscrivez vous en cliquant ici.
Sous l’ancien régime, en France, les cours de justice appelées “Parlements” cherchaient à accaparer les pouvoirs du roi à leurs fins en utilisant la procédure d’enregistrement (des lois). Au début simple formalité, automatique, les parlements se mettent progressivement à refuser l’enregistrement des lois qui leur déplaisent entrainant, à la fin de l’ancien régime, des “lits de justice” à répétition par lesquels le roi imposait, en personne, sa décision. Le Chancelier Maupeou mettra fin à cette “révolte des Parlements” par un édit de 1770. La Révolution, s’inspirant de la théorie de la séparation des pouvoirs de Montesquieu voulut cantonner les juges dans leur fonction stricte d’application de la loi. Les juges sont les “bouches” de la loi. Quand une question d’interprétation de la loi pouvait apparaitre, le juge devait s’adresser au législateur pour qu’il soit autorisé à l’interpréter. C’est, à l’époque, la procédure du référé législatif. La constitution française de 1958 garde la trace de ce schéma en ne parlant que d'”autorité judiciaire” et non de pouvoir judiciaire. A l’heure actuelle, l’expression de “gouvernement des juges” désigne la tendance à attribuer aux décisions (arrêts) des juridictions suprêmes (Conseil d’État, Cour de Cassation, Conseil Constitutionnel et plus encore Cour de justice de l’Union Européenne et Cour européenne des droits de l’homme) une compétence de nature législative. Substituer des juges (en général non élus) aux parlementaires élus et donc placer le pouvoir sous la domination d’une oligarchie. Une certaine critique actuelle de l'”État de droit” se situe dans la même perspective. C’est la critique que fait le Président Thomas Jefferson lorsque la Cour Suprême des États-Unis annule des lois (arrêt Marbury contre Madison de 1803) qu’elle juge inconstitutionnelles. Dans la décision récente sur le droit à avortement, la Cour Suprême invalide une décision ancienne qui attribuait à un tel droit une portée fédérale ce que la Cour va invalider, constatant qu’aucun article de la constitution fédérale ni qu’aucune interprétation ne le permet et donc renvoyer la question à chaque État fédéré. D’où sur cette question des législations différentes selon les États. Le lien entre la régularité juridique et le contenu ou l’effet politique des décisions de justice ne peut manquer de se poser, celles-ci ayant nécessairement un impact sur la société et, la plupart de temps, dans un rapport de force politique (sinon ces cours ne seraient pas saisies). D’où les critiques venant de tous les bords politiques selon le contenu des décisions. D’où l’appréciation des décisions de justice comme “arme politique”. L’éditorial évoque la question de l’indépendance de la justice qui est une question d’agencement constitutionnel et la question de de l’intégrité des juges qui est distincte. Les juges peuvent ne pas être intègres et c’est pour cela qu’ils pourraient être nommés est une question distincte des rapports organiques entre l’exécutif (à un moindre degré le législatif) et les juges. Aux USA les juges de la Cour suprême sont nommés par le pouvoir exécutif, donc dépendants de son orientation, mais à vie ce qui est “censé” garantir leur indépendance (ne dépendent ni d’un avancement ni d’une nouvelle nomination). En France les membres du Conseil Constitutionnel sont nommés par des autorités dépendant de l’exécutif et du législatif, et pour un nombre significatif d’entre eux au sein de l’ancien appareil politique, et à temps. La question de leur nomination est une des questions interrogeant l’indépendance de cette “juridiction” et l’éventuelle suspicion sur leur intégrité. Il n’ y a pas de juridiction constitutionnelle en GB, c’est le Parlement qui est le “juge” de la constitutionnalité des lois comme, en France, sous la 3ème République et sous une forme un peu plus compliquée sous la 4ème République. S’agissant du contrôle des élections évoqué, sa légitimité est pleinement fondée avant l”élection ( ce qui suppose la mise en place d’instruments de contrôles préalables qui peuvent ne pas être exempt de fraude dissimulée ) mais la difficulté surgit quand elle est invoquée après l’élection. L’élection peut difficilement être remise en cause, l’illégalité invoquée à posteriori pouvant être considérée comme couverte par le vote populaire à moins de considérer que les électeurs ne se soient pas prononcés avec l’information nécessaire et que leur vote est “vicié”. Sinon l’instrumentalisation de la justice peut être suspectée pour des raisons de convenance politique et non basée sur des faits et des règles juridiques établies et préalables et donc vue comme une sorte de “coup d’État… judiciaire”. Un conflit de légitimité entre une souveraineté populaire et une “souveraineté des juges” risque d’entrer en conflit au détriment de la primauté de la souveraineté populaire et d’une certaine conception de la démocratie.
Le “gouvernement des juges” n’est pas ce que vous décrivez. Traditionnellement et schématiquement, le “gouvernement des juges” est un système dans lequel les juges créent la loi, comme sous l’ancien régime. Exemple actuel, la Cour Suprême des États-Unis avait un temps estimé que l’avortement était un “droit constitutionnel” alors que la constitution américaine n’en parle pas. S’agissant des décisions des juridictions de base, le “gouvernement des juges” serait par exemple de condamner quelqu’un pour avoir porté un t shirt bleu alors que ce n’est pas prévue par la loi. A des fins de propagande, les politiques dénoncent un pseudo “gouvernement des juges” lorsqu’ils sont condamnés et qu’ils estiment que leurs adversaires ne le sont pas assez. Nuance.