Poursuite de notre «Best Of» des articles les plus lus et commentés en 2019 sur notre plate-forme. Sans surprise, plusieurs d’entre eux sont des articles d’archive régulièrement plébiscités par nos lecteurs. Exemple: ce reportage de 2011 sur la communauté homosexuelle en Thaïlande. Comment vit-elle ? Quelles sont ses revendications ? Quels problèmes ? Comme toujours, Gavroche raconte le décor et l’envers du décor. Aidez-nous, par vos réactions et commentaires en 2020, à compléter ce tableau.
Nous reproduisons ici un article tiré des archives de notre mensuel Gavroche
« La société thaïlandaise est ouverte d’esprit. » « L’homosexualité y est monnaie courante et acceptée par la population. » Derrière ce tableau idyllique, la communauté homosexuelle subit aussi discriminations et stigmatisations.
« Belle nuit pour partir en chasse. »
« Belle nuit pour partir en chasse. » Par ces quelques mots, ce touriste australien résume le point de vue de certains homosexuels occidentaux qui viennent en Thaïlande : c’est le paradis des gays. Un cliché du sexe facile. Avec Ratchada et Otoko, Silom est un peu la scène gay internationale de la ville. Mais cette image, beaucoup la regrettent. Comme Simon et son compagnon Michael. Ce couple d’Allemands ne supporte pas l’attitude de ces étrangers « irrespectueux » qui ne cherchent pas à comprendre « les sentiments et la vie des homosexuels thaïlandais » et se bornent à agir « comme dans un marché aux bestiaux ». Pour ces deux-là, pas de sexe « sur commande ». S’ils s’autorisent quelques écarts avec des Thaïlandais, Simon et Michael estiment toujours être certains du consentement non intéressé du partenaire. « En Allemagne, on nous dévisage comme des bêtes curieuses. Ici, la situation paraît plus facile et normale. Toutefois, les Thaïlandais aussi ont leurs difficultés », reconnaît Simon. « A Silom, la plupart ne sont pas heureux de vendre leur corps, constate Michael. Eux aussi rêvent d’une relation à long terme. L’industrie du sexe leur vole tout. »
Assimilés à la prostitution
A la question : quels quartiers sont « ouverts aux homos » ?, Jim Elder répond « Toute la Thaïlande ! ». Patron du Richard’s Pub, une institution sur Silom, il est installé en Thaïlande depuis onze ans. Cet Américain a vu défiler des flots de touristes occidentaux. « La plupart d’entre eux ne connaissent pas la communauté homosexuelle thaïlandaise. Tout ce qu’ils voient, c’est la « zone rouge ». Ils sont encore plus nombreux à se rendre à Pattaya, la Mecque du tourisme sexuel. Mais combien d’entre eux savent que, dans les gogo bars, la moitié des garçons ne sont pas homos ? Je crois qu’ils ne s’en soucient pas. »
Selon lui, ces travailleurs du sexe l’acceptent comme un job plus rémunérateur que nombre de secteurs d’activité. « Beaucoup quittent leur ferme à la campagne pour cela. Car la prostitution est mieux acceptée en ville. Et la communauté gay de Bangkok est plus éduquée que celle des campagnes. » La Thaïlande ne serait donc pas un paradis des gays ? « Parce que les Occidentaux, mais aussi de plus en plus les Singapouriens, Taïwanais et Hongkongais viennent ici dépenser leur argent, ils sont accueillis à bras ouverts. Cela entretient cette image. Mais on accepte moins bien l’homosexualité des Thaïlandais », estime Jim Elder. Il existe une toute autre société qui se retrouve dans les centaines de bars et de saunas de la capitale à Lam Sali, Kamphaeng Phet et Pradiphat, notamment. Car les homosexuels thaïlandais, dans leur grande majorité, n’aiment pas Silom. « Pour la simple et bonne raison qu’ils ne veulent pas être assimilés à la prostitution et aux « money boys ». S’ils viennent, c’est qu’ils aiment bien rencontrer les Occidentaux », explique le patron du Richard’s Pub. Beaucoup d’homosexuels travaillent dans la banque, l’hôtellerie et la restauration, « où leur sexualité ne pose pas de problème ». Mais dans le secteur des affaires, notamment chez les Thaïlandais d’origine chinoise, la situation est plus compliquée. « Dans la haute société, beaucoup se marient pour brouiller les pistes », ajoute Jim Elder.
La dépression et le suicide
Comme nombre d’homosexuels thaïlandais, Nol Intanin ressent ce décalage. « Chez les plus jeunes effectivement, l’ouverture d’esprit est plutôt la règle. Mais chez les plus de quarante ans, et particulièrement dans les campagnes, on accepte mal l’homosexualité. » Issu d’une famille modeste de Rayong, à deux heures de Bangkok, il a d’abord caché sa sexualité. Seul fils de la famille, Nol a dû couper toute relation avec ses parents. « Il faut être lucide. Généralement, les parents s’en doutent mais ils se le cachent. Et ils ne souhaitent surtout pas que cela devienne officiel. » En Thaïlande, on ne parle pas de sexualité. Et, dans la majorité des cas, l’annonce de l’homosexualité entraîne une réaction familiale qui va de l’acceptation amère à la violence physique. L’enfant renié est accusé de leur faire perdre la face. L’incompréhension conduit certains à la dépression, et le suicide est plus courant dans la communauté homosexuelle (voir encadré page 49). Nol a ainsi déjà attenté à ses jours. « On s’interroge. Pourquoi n’êtes vous pas fier de moi ? Le regard de la famille est très difficile à accepter. » Nol a pourtant suivi des études et aide financièrement sa famille. « Pour elle, j’ai renoncé à mes rêves : une carrière artistique. Jusqu’à récemment, je travaillais chez Thai Airways. »
Employés sensibles
« Les homosexuels sont perçus comme des gentlemen, polis, avec une forte sensibilité. Et ils sont présents à tous les niveaux de la société. Mais certains préfèrent le cacher de peur de perdre leur emploi. Il est notamment difficile de l’afficher dans l’administration publique car ils progresseront moins vite que les autres. » La plupart des homosexuels choisissent le silence. Ils ont un profil similaire : se comportent comme des hétérosexuels, travaillent dur pour un gros salaire avec, pour certains, une femme comme « couverture ».
Le mariage ou l’adoption ? Pas la peine d’y penser. Mais la loi est contournée. « J’ai un ami qui a un bébé. Je voudrais aussi avoir des enfants mais je trouverais trop dur pour lui de devoir annoncer : « Mon père est homo ». » En Thaïlande comme en Occident, certains renoncent aussi à dévoiler ou à vivre leur homosexualité par solitude ou par peur. « On n’en parle pas et ça vous mine. On n’ est pourtant pas malade ou fou. »
L’éducation est pour Nol le meilleur moyen de faire évoluer les mentalités. Et le fait de parler anglais permet de se rendre compte de la banalité de son choix. « On peut discuter avec des étrangers, découvrir que l’on n’est pas seul. A la télévision, gay est synonyme de « ladyboy » ou de comportement honteux. Ce n’est pas juste une histoire de sexe. On ne veut pas être des femmes, contrairement à ce que pensent beaucoup de Thaïlandais. On est fiers d’être des hommes. J’aime la boxe, je joue au volleyball… »
Dans la langue thaïe, il n’existe pas de différence entre le genre et le sexe. Les deux sont traduits par le même mot, phet. Une confusion qui rend difficile la distinction. Mais, ce qui peut être surprenant pour un Occidental, le mot phet compte trois genres : homme, femme et kateuil. Un kateuil (travelo) est un homme qui se voit comme une femme et en adopte les attributs vestimentaires. L’identité kateuil serait plus ancienne en Thaïlande que les gays. La société les accepte souvent mieux car ils lui semblent plus familiers. Mais le terme kateuil prend souvent une connotation péjorative, y compris pour identifier les homosexuels.
La politique de l’autruche
« Les homosexuels thaïlandais sont à la marge de la société », affirme Nol. Seules quelques associations comme Bangkok Rainbow ou Rainbow Sky Association écoutent leurs préoccupations et surtout les comprennent. « De même que pour les travailleurs de l’industrie du sexe, le gouvernement ne souhaite pas s’impliquer, notamment au niveau de l’éducation et de la santé. » Conséquence : par manque d’information, le sida fait des ravages dans la communauté gay. Ce lien entre sida et homosexualité est un raccourci facile à exploiter pour ceux qui, au plan politique, évoquent la question des minorités sexuelles comme un problème à résoudre. Vitaya Saeng-Aroon est aussi consultant dans les médias sur les questions de santé. « Contrairement au ministère de la Santé, ceux de l’Éducation et de la Culture ne veulent pas entendre parler des problèmes liés à l’homosexualité, dit-il. Il y a pourtant beaucoup à faire en matière de prévention contre le sida, dont le niveau devient hors de contrôle chez les plus jeunes. »
Si la société dans son ensemble accepte mal la différence, il en va de même pour la religion. Le bouddhisme est a priori plus ouvert que le christianisme ou l’islam. Mais, dans les faits, beaucoup pensent qu’être gay est synonyme de mauvais karma. Des temples refusent tout bonnement les homosexuels en se fondant sur certains textes. A Chiang Mai, un groupement homosexuel lutte contre ces interprétations qui excluent une partie de la société. Si beaucoup sont malheureux et pensent au suicide, peu passent à l’acte car il s’agit là encore d’un signe de mauvais karma. C’est pourquoi les homosexuels des campagnes préfèrent l’anonymat de la grande ville à la mauvaise réputation dans leur village.
Lesbiennes et tomboys
Tous les genres qui ne rentrent pas dans la norme hétérosexuelle affrontent des questions similaires. Ainsi, les lesbiennes. Leur identité sexuelle est moins affichée, à l’exception des tomboys. Moins visibles, elles n’en subissent pas pour autant moins de discrimination. Elles sont victimes de rapports sexuels forcés avec des hommes et supportent aussi le poids de la famille et la solitude (lire page suivante). Jai Arun Ravine est une Américano-Thaïe qui a étudié à Payap University à Chiang Mai. Cette artiste transgenre engagée dans la défense de la diversité sexuelle (1) s’offusque de cette vision tronquée du bonheur homosexuel en Thaïlande. « L’attitude des Occidentaux a fortement influencé la manière dont la société thaïlandaise perçoit l’homosexualité, c’est à dire comme un objet de plaisir – comme les spectacles de ladyboys – et un sujet de raillerie. C’est très problématique car la question est devenue taboue. » Elle cite l’annulation de la seconde Gay Pride de Chiang Mai en 2009 comme un exemple flagrant de stigmatisation. « J’ai regretté le manque de structuration de la communauté homosexuelle thaïlandaise, contrairement aux États-Unis. Cela joue sur le sentiment d’isolement. » Elle pense dur comme fer que le meilleur moyen pour les les toms, kateuils et autres homosexuels d’être acceptés par la population, « c’est de s’engager dans un mouvement identitaire plus politique, au lieu de rester dans l’ombre et de se plier aux codes sociaux. Car les notions de sexe et de genre ont bouleversé celles de citoyenneté et d’identité nationale. La diversité sexuelle représente, pour les plus conservateurs, une menace pour l’État-nation. Ses représentants continueront d’être la cible de violence », conclut-elle.