Déjà dix épisodes et toujours le même plaisir à la lecture de ce roman qui nous raconte Singapour en formidables tranches de vie musicales. Les romans feuilletons de Gavroche : la preuve d’une vitalité éditoriale jamais démentie.
L’INTRIGUE
M. Tong, violoniste mondialement admiré, est très attaché à son Stradivarius et à sa belle demeure de Singapour. Lors de ses tournées dans différents pays, Mme Tong en profite pour retrouver sa passion de jeunesse : chanter les Beatles dans un cabaret démodé. La tension latente dans le couple prend un tournant dramatique lorsque Mme Tong apprend le comportement inadmissible de son mari auprès de certaines femmes. Elle décide de lui donner une leçon d’une façon très personnelle précisément au moment où il est victime d’événements pour le moins inexplicables et qui risquent de lui faire perdre la raison. Mais qu’est-ce que la raison dans cette histoire ?
RÉSUMÉ ÉPISODE 9
Mme Tong s’entretient avec son mari, alité dans une chambre glauque, à l’hôpital Khoo Teck Puat, prétend-elle. M. Tong ne semble pas se souvenir qu’il lui pose les mêmes questions tous les jours. En revanche, il se rappelle d’un livre qu’il avait acheté, signé de deux noms japonais prestigieux, et dont les pages s’effaçaient devant ses yeux.
Lorsqu’il demande à voir ses enfants, Mme Tong lui rappelle qu’il n’a qu’une fille, sauf s’il a eu des enfants illégitimes ici et là.
ÉPISODE 10 : Règlement de compte verbal
Hébété, abruti de médicaments, le violoniste n’était qu’un torero mains nues face à taureau furieux. Il lui fallait une parade d’urgence pour ne pas se faire encorner.
— On a tous notre part d’ombre, philosopha-t-il.
Puis il ajouta :
— J’ai voulu te sortir de ton ombre, te hisser sous la lumière des projecteurs.
— De TES projecteurs ! protesta son épouse.
— Tu en as partagé beaucoup.
— Ils n’éclairaient que la scène, pas les coulisses, répliqua Mme Tong en s’étranglant de rire.
— Que voulais-tu de plus ?
— … de la considération, du respect. Il ne t’est jamais venu à l’esprit que je pouvais être malheureuse ?
— … tu as tout ce que tu veux !
— J’ai tout ce que tu voulais que j’aie. Nuance ! Je ne t’avais même pas, toi. Ou plutôt, je ne t’ai pas eu longtemps. On a eu de bons moments ensemble, je l’admets, et j’aimais quand tu m’emmenais avec toi, en Toscane, à Londres aussi. Et ailleurs. En fait, tu nous donnais en spectacle dès qu’il y avait du monde. C’était plus fort que toi. Tu me trompais sans doute depuis belle lurette, mais je ne le savais pas. Et voilà que, soudain, tout le monde le savait. Tu m’as ridiculisée. J’ai honte. Même les clients du club où je chantais avaient plus de moralité que toi !
— Tu chantais ? Sans blague ? s’amusa M. Tong. Tu beuglais dans un bouge et tu te faisais sauter par le premier venu.
Le malade tenta de se redresser pour donner de l’oxygène à ses poumons et rire à son aise de sa méchanceté. Il en fut incapable.
— En effet, reconnut Katherine Tong avec placidité. Comme le soir où tu m’as « sautée » – puisque c’est ainsi que tu t’exprimes dès que tu n’es plus en smoking. Tu étais le premier client de la soirée. Je ne te connaissais pas. Au fond, toi ou un autre… Du moment que tu raquais, je n’en demandais pas plus. En croyant me séduire, tu m’as dit que tu étais célèbre. Une belle occasion, peut-être, je le reconnais. Un chien ne refuse pas l’os qu’on lui jette. « Célèbre », laisse-moi rire. Vous êtes marrants, vous autres, avec votre bourgeoisie de musiciens classiques. Un cercle de jaloux en queue-de-pie qui ne s’écoutent que d’une oreille, la rage au ventre de ne pas être les meilleurs. Tu ne t’es pas rendu compte qu’on s’est foutu de toi quand tu m’as épousée ? Et je vais te dire pourquoi tu l’as fait. En me ramassant dans le ruisseau, pour employer une expression que tu dois apprécier, tu restais en fait à ton niveau car, mon bonhomme, tu ne t’es jamais envolé très haut. Tu es né tout en bas de l’échelle, et ça te mine encore. Grâce à ton talent, tu as gravi un ou deux barreaux de l’échelle.
La musique te drogue. Sans elle, tu n’es rien. Tu espérais qu’elle effacerait tes origines, modestes mais respectables. Tu as même caché ton père pour que les journalistes n’aillent pas mettre le nez de ce côté-là. Drôle de partition ! Requiem pour Papa. Dans mon for intérieur, j’étais convaincue qu’un jour tes doigts commenceraient à trembler, qu’ensuite tu n’oserais plus jouer en public et qu’en définitive, tu ne pourrais plus jouer du tout. Et ça, tu ne le supporterais pas. C’est pourtant ce qu’il est en train de t’arriver.
*
Une ampoule de faible intensité éclairait la table de nuit sur laquelle s’entassaient des boîtes de médicaments. Un tuyau transparent distillait un liquide rosé dans les veines du malade, timides affluents qui rejoignaient les artères dont certaines allaient se jeter dans le cœur.
— Je t’ai apporté du courrier, annonça Mme Tong sur un ton de menace.
— Je m’en fous, dit son mari avec lassitude.
— Tu te fous de tout ! Je vais quand même te lire une des lettres que tu as reçues.
— Inutile !
— Si, j’y tiens !
— De qui est-elle ? De mon agent ?
— Oh, lui, je pense qu’il a d’autres artistes à exploiter. Non, c’est… voyons voir…
Elle fit semblant de prendre une lettre au hasard parmi une demi-douzaine.
— Ah, c’est d’une de tes putes.
S’il avait été debout et vaillant, M. Tong se serait emporté mais les forces l’avaient quitté autant que l’envie d’en découdre avec sa femme.
— Inutile, murmura-t-il.
Katherine Tong ne prêta pas attention au refus du musicien. Elle déplia lentement une feuille jaunâtre.
— Ah, cette lettre-là n’est pas d’ici, commenta-t-elle. Je me demande bien comment cette fille a pu avoir ton adresse personnelle. C’est en anglais.
— Laisse… insista le musicien d’une voix faible.
— « Espèce de salaud », ce n’est pas moi qui parle, c’est elle, crut bon de préciser la lectrice, « Vous m’avez volé ma jeunesse. Ne revenez jamais jouer dans mon pays où je vous promets le pire. Je donnerai des interviews à la télé pour dire le violeur que vous êtes. S’il le faut, je vous tuerai de mes propres mains. Je n’ai rien à perdre ».
Mme Tong s’interrompit quelques secondes devant la lettre qui semblait écrite par une main d’enfant et comportait plusieurs fautes d’orthographe. A l’évidence, elle ne découvrait pas le texte.
Son mari serra les paupières, faute de pouvoir serrer les poings.
— Elle n’a pas signé, reprit Katherine. J’espère que tu sais au moins de qui il s’agit, sinon ce serait encore pire. En tout cas, l’enveloppe a été timbrée en… Inde. Eh bien ! Il n’y a pas si longtemps que cela que tu t’es produit là-bas, mon salaud ! Je disais « ta pute ». Je me suis trompée. Je devrais dire « ta victime », non ?
Mme Tong se leva de sa chaise de plastique inconfortable, remit les lettres dans son sac Vuitton et fit quelques pas dans la pièce qui empestait ces produits pharmaceutiques qui font peur aux bien-portants.
Elle regarda sa montre Cartier et dit :
— L’infirmière ne va plus tarder !
Chiam Chok Tong sursauta. Dans ses yeux, un lac de peur s’apprêtait à déborder. Il se retint de crier « Help ! ».
Son épouse n’eut pas un regard pour lui. Elle se dirigea vers la porte, l’ouvrit en lançant un violent « Adieu ! » et la claqua derrière elle.
A suivre…
Hashtag Singapour est une nouvelle d’Alain Guilldou auteur, entre autres, de C’est arrivé à Singapour, un recueil de nouvelles publiées aux éditions Gope.
HASHTAG SINGAPOUR
Nouvelle d’Alain Guilldou auteur, entre autres, de C’est arrivé à Singapour (éditions Gope, 2022).
L’AUTEUR
Après une carrière d’enseignant, Alain Guilldou a été responsable de la communication du Bureau d’Enquêtes et d’Analyses (BEA), ce qui l’a amené à tisser des liens avec de nombreux pays du monde, en particulier ceux d’Extrême-Orient. Il continue d’enseigner à Singapour, la ville-Etat qui lui a inspiré plusieurs nouvelles dont celle-ci.