L’INTRIGUE
M. Tong, violoniste mondialement admiré, est très attaché à son Stradivarius et à sa belle demeure de Singapour. Lors de ses tournées dans différents pays, Mme Tong en profite pour retrouver sa passion de jeunesse : chanter les Beatles dans un cabaret démodé. La tension latente dans le couple prend un tournant dramatique lorsque Mme Tong apprend le comportement inadmissible de son mari auprès de certaines femmes. Elle décide de lui donner une leçon d’une façon très personnelle précisément au moment où il est victime d’événements pour le moins inexplicables et qui risquent de lui faire perdre la raison. Mais qu’est-ce que la raison dans cette histoire ?
RÉSUMÉ ÉPISODE 10
Dans la chambre d’hôpital, le couple Tong se jette leur passé à la figure. Elle, autrefois mauvaise chanteuse de cabaret, lui qui fait tout pour cacher ses origines modestes. Mme Tong souligne qu’avec sa maladie, le musicien ne pourra bientôt plus exercer. Elle lui lit ensuite une lettre postée en Inde dans laquelle une jeune femme accuse le violoniste de l’avoir sexuellement agressée alors qu’il était en tournée dans le pays.
ÉPISODE 11 : DES OBSÈQUES ET UNE ÉVASION INESPÉRÉE
Tel un policier qui cherche à faire avouer un coupable embourbé dans son déni en lui braquant un projecteur dans les yeux, le soleil éclairait violemment les pierres tombales. Un soleil qui se moquait totalement du temps qui passe, des gens qui naissent, de ceux qui partent.
D’ordinaire prompte aux réminiscences musicales, Katherine Tong n’avait pas le cœur à susurrer « Here comes the sun ». Du coin de l’œil, elle passa quelques tombes en revue et se demanda si tous ces morts avaient été des bons vivants.
Elle s’était déjà fait une raison lorsque l’hôpital l’appela trois jours plus tôt ; elle ne fut donc pas surprise. Elle avait anticipé certaines démarches dans le but de ne pas agir dans la précipitation et de gérer les obsèques de M. Tong comme elle l’entendait, à savoir une cérémonie discrète comme pour elle-même le jour où son tour viendrait de faire de la place sur Terre. Elle avait averti le moins de gens possible du jour et de l’heure de l’enterrement. Accompagnée de sa fille, elle aussi en tailleur noir, Katherine Tong était d’une dignité irréprochable. Quatre autres visages fermés encerclaient la tombe.
Une fois le corps de M. Tong déposé dans le caveau familial, vinrent les brefs remerciements et les mots qui se veulent réconfortants.
Le soleil triomphait.
— On rentre, Maman ? demanda Cheryl.
Sa mère la prit par les épaules.
— Que pouvons-nous faire d’autre ?
— C’est triste ce qui arrive, se plaignit la jeune fille dont les longs cheveux fins dépassaient d’un béret noir.
Mme Tong ne répondit pas. Le moment aurait été mal choisi de dire à sa fille qu’elle avait eu tort de ne pas l’accompagner à l’hôpital pour une ultime visite. Elle héla un taxi et indiqua l’adresse au chauffeur, aussi raide sur son siège qu’un employé des pompes funèbres. Aucune parole ne fut échangée pendant le trajet. La main droite de la mère tenait étroitement la main gauche de sa fille.
*
Quand Chiam Chok Tong ouvrit les yeux après une éternité passée dans les limbes du désespoir et de l’accablement physique, il n’osa pas bouger. Inutile de renouer avec des tentatives vaines de soulever un doigt, de redresser la tête. Dans cette obscurité de caveau où il avait le sentiment d’être devenu aveugle, seul le tic-tac de la pendule murale indiquait que les aiguilles continuaient de tourner en rond tels des écureuils infatigables.
Une légère douleur
Le malade respira à pleins poumons. Son nez le démangeait. Il fallait qu’il se gratte, c’était indispensable. Il tenta de rapprocher sa main droite de son visage et y parvint sans grande difficulté. Une simple ankylose ralentit son mouvement. Il n’y prêta pas attention sur l’instant. C’était tellement essentiel de se gratter le nez. Avant d’éternuer peut-être. Il sentit ses doigts triturer ses narines. Cela lui fit un bien infini. Une véritable jouissance. Mais… Comment était-il possible que son bras, que sa main lui ait obéi ? Cela faisait… des jours, des semaines qu’il ne pouvait plus les bouger. La mort avait finalement du bon puisqu’elle lui permettait de retrouver l’usage de ses membres. Il se risqua à soulever son bras gauche, puis à remuer les jambes. Une légère douleur contraignit ses muscles. Plus rien ne semblait néanmoins l’immobiliser. Ses plâtres, où étaient-ils passés ? Il toucha ses joues. Elles étaient rasées. Dans les ténèbres qu’on lui imposait, là où il devinait la pendule murale, il crut discerner une douzaine de minuscules yeux de chats, en cercle. Il comprit qu’il n’avait pas perdu l’usage de la vue et que les yeux de chats étaient en réalité les petites pointes phosphorescentes marquant les heures sur le cadran.
Il se prit à sourire et à gesticuler sur son lit, retrouvant l’usage de muscles oubliés.
Que s’était-il passé ? Avait-il rêvé son état de santé qui l’avait mené au bord de la mort ? Sans doute pas, car il se sentait très faible.
Avant d’essayer de se lever, il eut le réflexe de se palper les bras. Il releva ses manches l’une après l’autre. Aucune aiguille n’y était plantée, mais le dessus de ses mains était douloureux au toucher. Appeler à l’aide ne lui parut pas une bonne idée. Il revoyait le masque démoniaque de l’infirmière et entendait encore sa voix rauque, aux intonations vulgaires les rares fois où elle lui avait adressé la parole.
Que lui avait-elle dit au juste ? Ah oui ! Il en souriait presque à présent, alors qu’il en avait pleuré.
— Dépêchez-vous de mourir, le médecin légiste vient d’arriver !
Puis elle avait fait l’obscurité dans la chambre et claqué la porte. Et lui, avait été aspiré par un état qui malaxait rêves et cauchemars.
Il pivota sur sa droite, là où il se souvenait que se trouvait la porte, quelque part dans le noir. Car c’était le noir total. Les écrans sur lesquels il avait vu des courbes gigoter tels des nœuds de vipères étaient tous éteints. Étaient-ils seulement encore là ? Avaient-ils seulement existé ?
Comment était-il habillé au fait ? Avait-il cet affreux pyjama de type déguisement pour Halloween ? Ce qu’il sentit sous ses doigts était épais et douillet à la fois. Un jogging ?
Assis sur le bord du lit, il posa doucement les pieds sur le sol carrelé glacial, puis se mit debout avec difficulté, s’assurant que ses jambes ne le trahiraient pas, et avança à pas mesurés, tel un vieillard emberlificoté dans son déambulateur. Il se sentait flagada. Pourvu qu’une chaise ne soit pas en embuscade sur son chemin alors qu’il se dirigeait vers le mur, les mains en avant comme s’il jouait à colin-maillard. Puis le mur l’arrêta. Ses mains le testèrent pour y trouver un interrupteur. Mais était-ce une bonne idée ? Donner de la lumière, cela n’allait-il pas faire venir les autres ? A commencer par l’infirmière-bourreau ? Et sa femme, où était-elle, bordel ?!
D’un coup, il s’immobilisa.
Peut-être ne disposait-il que de quelques minutes. Quelqu’un allait venir. Forcément. Il devait s’échapper au plus vite. Car c’était bien de cela qu’il s’agissait : s’échapper. Échapper à cette bande de malades qui l’avaient séquestré depuis son accident.
Accident ?
Ou autre ?
A suivre…
Hashtag Singapour est une nouvelle d’Alain Guilldou auteur, entre autres, de C’est arrivé à Singapour, un recueil de nouvelles publiées aux éditions Gope.
HASHTAG SINGAPOUR
Nouvelle d’Alain Guilldou auteur, entre autres, de C’est arrivé à Singapour (éditions Gope, 2022).
L’AUTEUR
Après une carrière d’enseignant, Alain Guilldou a été responsable de la communication du Bureau d’Enquêtes et d’Analyses (BEA), ce qui l’a amené à tisser des liens avec de nombreux pays du monde, en particulier ceux d’Extrême-Orient. Il continue d’enseigner à Singapour, la ville-Etat qui lui a inspiré plusieurs nouvelles dont celle-ci.