Le journaliste français James Burnet, vétéran de Libération, Le Figaro et d’autres titres, est décédé au début avril en France. Auteur d’un livre sur la Thaïlande aux éditions Karthala, passionné du Cambodge, James Burnet était un compagnon de longue date du cinéaste franco-Cambodgien Rithy Panh.
James Burnet avait été correspondant en Asie du Sud-Est, basé en Thaïlande, durant les années 80. Il avait couvert le Cambodge en long et en large et demeurait passionné de l’actualité de ce pays. A Paris, son kramar cambodgien autour du cou était sa marque de fabrique. Gavroche s’associe à la douleur de sa famille et de ses proches.
Nous republions ici un entretien sur les Khmers Rouges qu’il avait accordé au journal du Lycée Murat d’Issoire (Auvergne)
J’ai connu Rithy Panh au Cambodge lors de la réalisation du film “Les gens de la rizière”. Nous nous sommes revus à Paris et avons parlé d’événements concernant ce pays. A partir de ce jour, une grande complicité et amitié est née. Rithy Panh m’a même chargé d’aller dans certains débats à sa place ! Mais c’est important que la parole circule enfin au sujet de ce génocide effroyable perpétré par les Khmers rouges.
D’où vient l’ expression “khmers rouges”?
Le mot khmer est le nom du peuple cambodgien et le rouge est la couleur qui symbolise le communisme. Un rappel historique est nécessaire. . Le Cambodge a été placé sous protectorat français de 1863, sous Napoléon III, jusqu’en 1953. Son indépendance a été confortée lors de la conférence de Genève en 1954. C’est 1967 que le prince Norodom Sihanouk, alors chef de l’Etat, a utilisé pour la première fois le terme de Khmer rouge après la révolte des paysans de Samlaut, village de l’ouest du Cambodge dans la province de Battambang. Ces paysans protestaient contre les collecteurs d’impôts du royaume. N. Sihanouk a dit en plaisantant à peu près ceci : « les khmers sont comme le drapeau français, il y en a de 3 couleurs: -les khmers bleus, symbole des républicains -les khmers blancs, symbole des royalistes -les khmers rouges, symbole des communistes. » En 1970, après un coup d’état, N. Sihanouk a été chassé du pouvoir par les républicains. Les khmers rouges de leur côté ont fait de la guérilla aux côtés des communistes vietnamiens. Et ils ont profité de la victoire de ces derniers sur les Américains, et sur l’armée républicaine du Cambodge, pour finalement prendre le pouvoir en arrivant dans Pnohm Penh le 17 avril 1975.
Étiez vous au Cambodge à cette époque ?
Non sinon je ne serais pas là pour en parler. Tous les journalistes étrangers qui y étaient pendant la guerre ont été soit tués pendant les combats, soit portés disparus en voulant passer du côté de la guérilla pour faire leur travail d’information. A ma connaissance, sous les Khmers rouges, un journaliste italien, qui essayait de pénétrer en territoire cambodgien, a immédiatement arrêté mais a eu la chance d’être reconduit sain et sauf en territoire thaïlandais). Mais en tant que journaliste chargé de couvrir l’Asie du sud-est, je suis allé à proximité du Cambodge en juin 1975. Le pays étant fermé, j’ai longé la frontière et j’ai pu recueillir des témoignages. Mais je n’arrivais pas à l’époque à décrypter la situation. Nous ne savions rien sur l’Angkar ni sur ses dirigeants.
Quelles informations a-t-on pu obtenir ensuite depuis l’extérieur du pays ? Nous avons eu des informations d’après les « témoignages prudents » de personnes ayant réussi à fuir le Cambodge malgré le fait que le pays soit devenu un gigantesque camp de concentration. De plus dans les pays voisins on captait les émissions de la radio Khmère rouge et la BBC les traduisait en anglais avant d’en faire part aux services d’information des autres pays ; cela nous permettait de nous rendre compte de la propagande faite par les Khmers rouges. De plus un journaliste d’un hebdomadaire de Hong Kong a rédigé en 1977 après plusieurs années de recherches un dossier sur Pol Pot révélant sa véritable identité : Saloth Sar, la raison de son surnom « Political Potential » (cette transcription du nom de Pol Pot a toujours prêté à débat) et son parcours : le fait qu’il avait fait ses études en France où il avait rejoint le parti communiste pendant un an et d’autres aspects de sa « carrière ». Tout cela a été confirmé par les Khmers rouges après la parution de l’article. Il a aussi donné des informations sur l’Angkar : cette organisation secrète au départ, dirigée par quelques personnes autour de Pol Pot, et qui pour les Cambodgiens à partir de 1975 a vite signifié la mort.
Pourquoi aucun pays n’a-t-il réagi ?
La prise de pouvoir par les communistes au Cambodge et au Vietnam étant simultanée, le rapport de force est/ouest bascule : cela marque la fin de l’omniprésence américaine dans la région cambodgienne et vietnamienne. Aucun pays n’a pris la décision d’intervenir considérant cette affaire comme intérieure au Cambodge, je pense que c’est une certaine forme de lâcheté. Aussi, l’attitude des Vietnamiens, alliés des Khmers rouges pendant la guerre au Cambodge entre 1970 et 1975, était ambiguë ; en effet, ils pensaient que cette affaire devait se régler « à l’intérieur de la famille ». 6. Qu’a vécu Rithy Panh sous le régime des Khmers rouges ? Rithy Panh avait 11 ans quand les Khmers rouges ont pris le pouvoir. Sa famille habitait Phnom Penh et comme tous les habitants cette ville, a été déportée vers le centre du pays, pour servir de main d’œuvre. Mais les conditions de vie étaient difficiles, la nourriture a vite manqué. Lui a été obligé de transporter des cadavres dans les fosses communes ! De plus, il a perdu pratiquement toute sa famille : deux sœurs, un frère, son père qui est mort de faim, et sa mère qui est morte de maladie. Lui même a failli mourir plusieurs fois : de septicémie d’abord, puis de malaria, de faim… Un jour qu’il avait tenté de voler des médicaments pour un malade, il a été capturé et le chef local des Khmers rouges l’a emmené pour l’exécuter. Mais au dernier moment, il lui a laissé la vie sauve… Finalement, à la chute du régime en 79, il s’est enfui du Cambodge, et après plusieurs semaines très difficiles dans un camp de réfugiés en Thaïlande, il a pu parler à des bénévoles de la Croix-Rouge. Comme il avait trois frères qui étaient alors en France pour leurs études (ce qui les a sauvés), il a pu être envoyé ici. Mais à 15 ans, et sans parler le français, c’était encore difficile… Et pourtant, à force de travail, il est devenu cinéaste. Et il a parlé du Cambodge.
Pourquoi Rithy Panh a-t-il choisi ce thème pour ses documentaires sachant que c’est difficile pour lui ?
Tout d’abord, Rithy Panh a deux facettes : celle de l’homme et celle du réalisateur. Il a privilégié celle du réalisateur en faisant abstraction de son expérience personnelle pour faire ses films. Il l’a fait avant tout à la mémoire de toutes les victimes du génocide des Khmers Rouges et dans le but d’informer les Cambodgiens d’aujourd’hui sur leur passé. Il se dit d’ailleurs lui-même juste « passeur de la mémoire ». Il n’a pas voulu parler de lui, il a fait ce documentaire en tant qu’artiste. Ce qui ne veut pas dire que ce n’a pas été un travail difficile. En effet, lors des trois ans de tournage de S21, se retrouver tous les jours face à des anciens bourreaux a été quelquefois pour lui et les deux survivants vraiment insupportable.
Comment s’explique la durée élevée du tournage ?
Le tournage de ce film a duré trois ans… D’abord, les deux premières années ont été très difficiles à cause des mensonges constants des bourreaux. Mais ces premières années n’ont été en fait qu’incertitude sur le film que voulait réaliser Rithy Panh. Et le film a vraiment pris naissance avec le début du tournage à S21. C’est ce lieu qui lui a donné l’unité nécessaire pour faire son œuvre.
Que veut dire S21 ?
D’abord, je tiens à souligner que S21 était un nom de code : -S représente le bureau de la sécurité -2 représente le ministère de l’intérieur -1 représente le patron des Khmers rouges, « Brother number 1 » ou « Frère numéro Un» plus connu aujourd’hui sous le nom de Pol Pot. S21 était dès 1975 conçu pour être un lieu de détention, d’interrogatoire et d’extermination, placé sous le contrôle direct de Pol Pot. A l’origine, les khmers rouges l’avaient installé dans les bâtiments du seul hôpital psychiatrique du Cambodge, à quelques km au sud de la capitale. Puis ils l’ont transféré dans un ancien lycée (Tuol Sleng) de Phnom Penh. Dans ce bâtiment que vous découvrez au début du film, après un lent travelling sur la capitale, on sait qu’en quatre années, au moins 14 000 personnes ont été détenues et torturées, avant d’être tuées.
Comment réagissent les Cambodgiens qui n’ont pas connu le génocide ?
Il faut d’abord préciser que l’on a très peu parlé du génocide au Cambodge, les hommes politiques n’organisent aucun débat politique à ce sujet. Le génocide n’est mentionné dans aucun livre d’Histoire. De manière générale, cette période de l’histoire du Cambodge n’est mentionnée que par un ou deux paragraphes dans les manuels scolaires. Et puis, les gens n’en parlent pas et les procès n’ont pas encore eu lieu). Pour l’instant, certains pensent que les vietnamiens, les « ennemis » traditionnels des cambodgiens dans l’Histoire, sont les seuls responsables du génocide. Il y a comme une rupture au sein de la société cambodgienne entre ceux qui ont vécu le génocide et ceux qui ne l’ont pas vécu.
Crédit photo : Despatin & Gobeli