Notre ami et collaborateur Yves Carmona a une longue expérience du Japon, ce pays dont il parle la langue et où il a œuvré comme diplomate.
De retour d’un récent voyage, voici son récit. A lire pour prendre la température du pays du Soleil Levant.
Par Yves Carmona
Il y a de bonnes et de moins bonnes habitudes. On réunit chaque année les anciens encore présents du service de presse de l’ambassade de France, où cet auteur sévit il y a quelques années, maintenant dirigé par un de ses anciens collaborateurs à Vientiane, alors attaché économique. Le monde est petit, mais tant de glorieux souvenirs à évoquer !
C’est aussi l’occasion de parler du présent, en particulier celui de la presse et de l’information. Il devient rarissime de voir des journaux-papier : dans le métro, dans la rue, presque tous sont rivés à leur smartphone ; des quotidiens, on n’en trouve plus facilement, il n’y a plus de « kiosques ». Sans doute peut-on recevoir le journal chez soi puisque l’abonnement reste une pratique courante, mais surtout on s’informe autrement, quitte à se contenter des écrans qui font dans le métro un rapide résumé de l’actualité.
Les grands quotidiens nationaux comme Asahi et Yomiuri, leaders mondiaux, ont été fondés l’un et l’autre dans les années 1870, ils étaient déjà « en crise » dans les années 2000 mais ils sont toujours en vie. Réponse à une diffusion en baisse : réduction des frais généraux, dont le nombre de correspondants et de bureaux à l’étranger, et de fructueuses opérations immobilières surtout à l’époque de la « bulle ».
Quant au contenu, le journal papier reste fort diversifié. Quand on en trouve, les articles sont nombreux et souvent très détaillés, plus que dans des pays comparables.
Au-delà de la presse, la présence de l’Histoire dans les situations actuelles, notamment de conflit, est bien souvent lacunaire ; trop de gens, journaux ou pas, ne s’intéressent qu’à ce qui se passe le jour-même, comme si les années et les siècles précédents n’y jouaient aucun rôle. En somme, le « journal » s’intéresse aux faits du jour, le lendemain il passe à d’autres sujets. Cette évolution concerne certes la presse libre un peu partout mais celle de l’archipel reste imposante.
Actualité récente :
Un acteur important de l’Histoire du Japon, Ikeda Daisaku, est mort à 95 ans. Outre ses responsabilités de Président de la Soka Gakkai, secte bouddhiste, et de création du parti actuellement gouvernemental qui s’en inspire, le Komeito, il avait aussi lancé la branche « étranger » de la même organisation avec un certain succès puisqu’elle a essaimé dans de nombreux pays.
La presse quotidienne en a parlé bien sûr mais au bout d’un jour ou deux, elle est rapidement passée à autre chose sans analyser le rôle que lui et son organisation jouaient dans le Japon contemporain.
Il est vrai que le sort du premier ministre Kishida intéresse davantage, d’autant qu’il est fragile et retient l’attention, comme il est normal dans une démocratie.
Il avait décidé, au moment où nous quittions l’archipel, de purger son parti, le PLD (Parti Libéral-Démocrate), de tous ses membres de haut niveau qui étaient soupçonnés de corruption ou de conflits d’intérêt– vaste programme. Mais au sein même de ce parti, au pouvoir depuis 1955 à part de brèves alternances, de fortes oppositions se manifestaient contre une telle purge, d’autant que M. Kishida, qui n’appartient pas à la faction majoritaire présidée avant son assassinat par le premier ministre Abe Shinzo, voit sa cote de popularité baisser de manière continue, or une règle non écrite veut qu’en-dessous de 20% il faut procéder à de nouvelles élections générales.
Certes, la faction Abe reversait à certains de ses membres des « rétrocommissions » (mot bien connu mais qui semble faire actuellement florès dans la presse nippone) pour les remercier de financements non déclarés. Mais M. Kishida ne peut remplacer tous ceux qu’il voudrait… A suivre, ce vieux feuilleton de rapports entre le pouvoir politique et l’argent défraie la chronique dans bien des pays !
Alors, dans un tel contexte, faut-il dissoudre pour provoquer de nouvelles élections générales? Faut-il changer de premier ministre ?
L’auteur de ces lignes ayant beaucoup fréquenté la bibliothèque de la Diète, gigantesque Bibliothèque nationale, a souvent entendu les échos radiodiffusés du débat parlementaire et des manifestations d’opposants – pacifiques aujourd’hui – dans ce pays où le peuple a droit à la parole.
Ce qui ne change pas au Japon, c’est l’impression de sécurité ressentie dès l’aéroport, c’est la gentillesse avec laquelle les gens renseignent dans une jungle urbaine qui reste difficile à comprendre ; mais la géopolitique est très présente, du conflit à Gaza aux missiles nord-coréens dont l’un est allé s’écraser au-delà d’Okinawa.
Cette ile méridionale, théâtre de combats acharnés en 1945, un ami français vivant au Japon dit combien les Américains y sont encore chez eux puisque les MP (Police militaire) se promènent fusil d’assaut M16 en bandoulière pour récupérer les soldats en goguette… Géopolitiques et à la fois historiques, les sempiternels conflits avec la Corée du Sud sur les « femmes de réconfort », dont on dirait qu’ils ne se résoudront pas plus que celui qui oppose – mais là, c’est une guerre toujours plus sanglante – Israéliens et Palestiniens.
Et l’économie ?
Yamaha : comment une entreprise créée avant Meiji (1868) n’a cessé de se diversifier et de s’adapter aux circonstances politiques pour rester un des principaux acteurs économiques du pays, constituant un conglomérat, ce que réprouvent les économistes conformes.
Or elle n’a fait que tenir compte des évolutions dans la vie des affaires. L’entreprise a fait ce qu’elle savait faire – au début, des pianos, donc elle avait besoin d’artisans sachant travailler le bois qui ont été bien utiles pour fabriquer les hélices de navires de guerre. Celle-ci perdue et le Japon soumis aux « recommandations » du GHQ (Haut commandement américain) lui déconseillant d’exceller dans ce domaine, elle s’est tournée vers les motos : la haute croissance apportait aux Japonais le pouvoir d’achat nécessaire.
C’est aujourd’hui une des entreprises qu’on remarque au « Tôkyô motor show », grand salon auto-moto, et elle fabrique presque tout ce qui comporte un moteur, y compris des bateaux, du hors-bord au paquebot, mais aujourd’hui encore des pianos dont certains automatiques, elle gère des écoles où on apprend sérieusement la musique.
A l’inverse, Toshibaqui a fait la fierté du Japon avec de bons ingénieurs, disent ses actionnaires, va devoir sortir de la cotation car elle est en quasi faillite. Sa gouvernance est condamnée. Un fonds de restructuration conduit par des entreprises japonaises devrait éviter sa fermeture. Sans entrer dans le détail, il semble bien que cette entreprise, créée en 1875, n’a pas su s’adapter à un monde en fréquent changement et notamment aux difficultés du nucléaire, un de ses fleurons.
Au jour le jour, les Japonais disent qu’ils s’appauvrissent alors que leur pays est riche. Ainsi, selon le « Weekly Economist », hebdomadaire nippon, « les salaires stagnent parce que si les personnes âgées et les femmes sont entrées sur le marché du travail, le nombre de personnes supplémentaires disponibles pour travailler est en train de s’épuiser. À première vue, le point de départ de l’inflation est la hausse des prix à l’importation due à l’augmentation des prix du pétrole et à l’affaiblissement du yen, mais il y a également eu une pénurie de main-d’œuvre concomitante. (…) Au cours des deux dernières années, les ménages ont connu une détérioration unilatérale de la façon dont ils perçoivent leurs conditions de vie, et l’ampleur cumulée de la détérioration est à peu près la même que celle du choc Lehman en 2008. On peut dire qu’un “choc Lehman pour les ménages” est en train de se produire. C’est dire à quel point les hausses de prix actuelles frappent durement les ménages. »
Comme ailleurs, l’inflation frappe plus durement les ménages les moins fortunés.
Pourtant, les scandales ne cessent pas : corruption, évasion fiscale auxquelles les Jeux Olympiques ont donné une particulière vigueur dans un pays qui les pratique de longue date, les échanges de services rendus les ont facilitées. Le sujet croustillant de la période est celui d’une agence de gigolos (au Japon, on dit « hôtes » dont le rôle est surtout de dérider les femmes trop occupées).
Problèmes communs à toute l’humanité, celui de l’énergie et du réchauffement climatique présentent dans l’archipel une gravité particulière depuis l’accident nucléaire de Fukushima en mars 2011, dont le Japon n’a pas fini de payer le prix. Voilà qu’il vient, avec l’autorisation de l’AIEA, de rejeter à la mer les effluents débordants de la centrale contaminée. Les pays voisins protestent et en particulier la Chine; or celle-ci est le 1er marché d’exportation du Japon suivi des Etats-Unis, du Taïpeh chinois et de la Corée du Sud – beaucoup de mécontents ! La Chine a, en rétorsion, suspendu l’importation des produits de la mer et les producteurs de coquilles Saint Jacques, frappés de mévente, espèrent que la Corée du Sud, dont le Président se montre de bonne volonté à l’égard de l’archipel, ne lui emboîtera pas le pas.
La grande voisine est d’ailleurs au centre de toutes les conversations, une véritable obsession en particulier des journalistes : inquiétante, elle est chargée de tous les péchés, dont certains la dépassent. On sait comment elle a créé des postes d’atterrissage sur ce qui n’étaient que des récifs submergés à marée haute, s’appropriant ainsi de vastes points d’appui. Veut-elle ainsi étrangler l’archipel ? On y reviendra.
Et la France, dans tout ça ? A part les touristes, de retour après la Covid, une multitude de signes – l’étiolement de l’usage du français au profit non seulement du mandarin et du coréen, mais aussi de l’anglais bien sûr comme de l’allemand – montrent que son influence recule.
Le chef de file de « l’école française » du Gaimusho (Ministère japonais des affaires étrangères) est maintenant vice-ministre, le plus haut grade avant d’être ambassadeur. Est-on bien conscient de la chance que cela représente dans un monde où « les autres ne pensent pas comme nous » comme l’affirme dans ses mémoires celui qui fut – il est un peu plus âgé – son homologue français ?
Cette ouverture aux autres, dont le manque fut sans doute une des raisons des folies aventuristes du Japon des années 1930-1945, elle pourrait à nouveau l’entraîner dans la guerre et beaucoup en sont conscients. Iront-ils jusqu’à s’y opposer ? Voyons si les prochaines élections générales (au plus tard janvier 2025) portent au pouvoir un autre Japon, plus ouvert aux influences étrangères que sa majorité conservatrice.
Yves Carmona
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