Située à 60 km à vol d’oiseau de la frontière cambodgienne, l’île de Koh Chang emploie des milliers de Cambodgiens, avec ou sans contrat de travail. Certains réalisent leur rêve d’une vie meilleure, d’autres survivent dans des conditions précaires.
Le village s’anime peu à peu. Les hommes rentrent du travail et retrouvent le terrain de volley-ball. D’autres sortent les coqs des cages et les lancent dans un petit combat amical. Certains se préparent à repartir travailler, n’hésitant pas à cumuler deux emplois dans la même journée. Les enfants, eux, tentent de faire tomber les fruits d’un arbre, ou s’entraînent à cracher le feu. Dans ce village, qui ressemble d’ailleurs plus à un bidonville, ne résident que des Cambodgiens. Cet amas de constructions faites de bois et de tôles n’a aucune existence officielle, mais croît chaque année de manière régulière. Il abrite aujourd’hui deux cents familles, soit un bon millier de personnes, arrivées pour la plupart dans les cinq dernières années.
La maison de Nôm est située sur l’artère principale. Elle fut l’une des premières, il y a dix ans, à poser ses valises ici. « A l’époque, il n’y avait que deux maisons. Maintenant, c’est un vrai village cambodgien ! Moi par exemple, j’ai trois sœurs et un frère qui habitent ici. » Le terrain appartient à un notable de l’île. Chaque famille lui paye un loyer pour la location du terrain et pour l’accès à l’électricité et à l’eau. « Mais les maisons nous appartiennent, explique Nôm. On les construit nous-mêmes, comme on peut. J’aimerais bien en avoir une plus belle, mais je n’en ai pas les moyens. Ce n’est pas grave, au Cambodge, ce serait pire. Ici au moins, j’ai un bon travail, avec un salaire bien supérieur à ce que je pourrais gagner au pays. Je suis masseuse et je peux toucher jusqu’à 1600 bahts par jour en haute saison. Mes enfants vont à l’école et auront un bel avenir. »
Une main d’œuvre à disposition
Chaque année, Koh Chang attire de plus en plus de migrants. Ils sont visibles partout : à la caisse des petits supermarchés, aux fourneaux et au service des restaurants, au ménage dans les hôtels ou encore sur les chantiers de construction. Bien souvent, ils ne parlent que très peu le thaï, et encore moins l’anglais. Pour Koh Chang, où le tourisme croît d’année en année, c’est incontestablement une opportunité : ils répondent aux besoins importants de main d’œuvre, surtout non qualifiée. « C’est vraiment facile de trouver du staff cambodgien », affirme le propriétaire d’un restaurant qui tient à rester anonyme. La moitié de son personnel est cambodgien. « S’il n’y a personne de disponible sur l’île, explique-t-il, ils font venir un frère ou une sœur. Il suffit de demander ! Et en plus, on peut les payer moins cher… »
Si les Cambodgiens, eux, accourent ici, c’est avant tout parce que la frontière se trouve à seulement 60 km à vol d’oiseau. Koh Chang représente l’espoir d’une vie meilleure à portée de main, la perspective d’opportunités professionnelle et financière. Rappelons qu’au Cambodge, 30% de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté, avec un revenu annuel moyen de 760 dollars, contre 4 210 dollars en Thaïlande (1). Na, une jeune femme de 21 ans, est arrivée ici il y a 7 ans. Elle avait 14 ans. « J’ai dû quitter mes parents car ils n’avaient pas les moyens de s’occuper de moi. Ils ont comme seul revenu ce que leur rapporte leur champ de riz, c’est-à-dire pas grand chose. L’un de mes frères était déjà installé à Koh Chang. C’est lui qui m’a fait venir ici. J’étais jeune, je ne sais plus comment on a passé la frontière, mais je suis arrivée ici sans encombres. »
Comme Na, tous viennent ici de manière illégale. Sans aucun papier. Rien de plus facile a priori. A n’importe quel poste frontière, les candidats sont abordés par un chauffeur de taxi prêt à les faire passer de l’autre côté. Pour venir à Koh Chang, la plupart passent par Koh Kong. Sy, par exemple, est arrivée ici en 2009. « J’ai pris un bateau à Sihanoukville, direction Koh Kong. C’était un bateau de marchandises. Le capitaine étant un ami de ma famille, je n’ai eu aucun problème pour embarquer. Une fois à Koh Kong, un chauffeur de taxi m’a proposé de m’emmener jusqu’à Koh Chang pour 2000 bahts. J’ai accepté. J’avais pour consigne de ne pas parler et de ne pas bouger. Aux check-points, le chauffeur a parlé aux policiers en thaï, je n’ai pas compris ce qu’ils disaient. On ne m’a jamais demandé mes papiers. Je suppose qu’il m’a fait passer pour sa femme ou sa sœur. » Depuis 2009, les tarifs ont un peu augmenté. Nam, un Cambodgien de 32 ans, est arrivé sur l’île il y a trois mois et demi. « J’habite Phnom Penh, explique-t-il. Là-bas, je ne trouvais pas de travail. J’ai entendu parler de Koh Chang, alors j’ai décidé de venir, même si je ne connaissais personne ici. Je suis d’abord allé jusqu’à Koh Kong. Là-bas, un homme m’a proposé de m’emmener jusqu’ici pour 3000 bahts. Je suis monté dans un mini-van, où attendaient déjà sept ou huit Cambodgiens. Nous n’en sommes redescendus qu’à Koh Chang. » Une fois sur place, Nam n’a eu aucune difficulté à trouver un emploi. « Je travaille dans la construction, explique-t-il. Tout de suite j’ai rencontré des Cambodgiens qui m’ont trouvé un boulot. Je travaille avec six autres de mes compatriotes sur la construction d’une maison. Le patron est Thaïlandais. Il nous paye 280 bahts la journée de 10 heures. C’est moins que le salaire légal, mais beaucoup plus que ce que je pouvais toucher au Cambodge. »
Enfer ou paradis ?
Profiter des Cambodgiens qui n’ont pas de papiers semble être monnaie courante. Neï, lui, est électricien, au chômage depuis plusieurs semaines. A 29 ans, il n’a ni passeport, ni permis de travail. « J’ai perdu mon permis de travail en rentrant au Cambodge il y a plusieurs mois, et depuis je n’ai pas pu pas le récupérer, se lamente-t-il. Mon ancien patron ne voulait pas m’aider à réaliser les démarches administratives. Car cela lui permettait de me payer 100 bahts de moins que les autres. » Tii (2), lui, a reçu l’aide de son employeur. « Je travaille dans un restaurant depuis l’année dernière. Mon patron m’a aidé à faire mon passeport et mon permis de travail. Il m’a même avancé l’argent. Car cela coûte cher, 15 000 bahts tout compris. Mais depuis, il garde mon passeport. Il ne veut pas me le rendre. » Ce genre de cas se multiplient en Thaïlande : sans passeport, les Cambodgiens ne peuvent plus voyager et donc quitter leur travail. C’est aussi un moyen de pression au quotidien. « Je sais que je dois me tenir à carreau, explique Tii. Je ne réclame pas de pauses, pas d’augmentation de salaire. S’il me demande de rester travailler mon jour de repos, je sens que je n’ai pas le choix. »
Malgré tout cela, Koh Chang reste l’eldorado de bien des Cambodgiens. La terre de toutes les possibilités. Tii, par exemple, compte tout de même rester ici. Sy aussi. « J’avais un travail au pays, dans mon village. J’épluchais les crevettes dans une usine. Il y a du travail au Cambodge. Mais le problème, c’est que nous n’avons aucune perspective d’évolution, témoigne-t-elle. Ici, à Koh Chang, j’ai pu devenir cuisinière. On rencontre des gens de toutes les nationalités. La vie est plus légère, plus belle. Cela n’a pas été facile au début, j’ai du me battre pour trouver un bon travail avec un bon salaire. Mais, finalement, j’ai réussi à me faire ma place, et aujourd’hui je suis bien ici. J’ai rencontré un Français avec qui je vis. J’ai aussi pu réaliser mon rêve : ouvrir mon propre restaurant. » Opportunité financière, et donc confiance dans l’avenir. Nôm, notre masseuse pionnière sur l’île, est fière de nous présenter ses enfants : « J’en ai quatre. Ils parlent tous le thaï couramment. Ils ont obtenu l’autorisation de rester dix ans en Thaïlande pour faire leurs études. Ils ont aussi leur propre carte de sécurité sociale. Que demander de plus ? » Pour rien au monde, Nôm, tout comme Sy, Tii et tous les autres, ne retourneront vivre au Cambodge.
(1) World Food Programme
(2) Nom d’emprunt