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L”ADIEU DES CAMBODGIENS A « MONSEIGNEUR PAPA »

Journaliste : Redaction
La source : Gavroche
Date de publication : 05/02/2014
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Gavroche était ce lundi 4 février avec la foule à Phnom Penh, où l’incinération du défunt Roi Norodom Sihanouk a plongé le pays dans un moment d’arrêt et de nostalgie pour « Samdech Euv », « Monseigneur Papa ».

 

Il aurait sans nul doute aimé ce grandiose, mais populaire hommage national. Norodom Sihanouk, dont le portrait orne depuis des semaines les principales avenues de Phnom Penh, a réveillé une nostalgie mêlée d’admiration de la part de son peuple. Bloquées, les routes menant des provinces à la capitale auraient, dit-on, sans doute été submergées de monde si la police avait levé les barrages.

 

L’émotion n’est pas feinte, bien que savamment orchestrée par le pouvoir en place et le Premier ministre Hun Sen. Les vieilles femmes, portrait de Samdech Euv épinglé sur leurs chemises blanches, brandissent avec émotion son portrait pris à toutes les époques : Sihanouk en jeune bonze, Sihanouk en uniforme militaire, Sihanouk saluant la foule lors de son retour triomphal dans la capitale, le 14 novembre 1991. Toutes ces dernières nuits, elles se sont retrouvées autour du temple funéraire construit pour l’occasion, juste à coté du Palais Royal. Cela fait des jours que les rives du Bassac, ou s’agglutine d’ordinaire le petit peuple de Phnom Penh, ont été dégagées pour ne laisser passer que les riverains et tous ceux désireux de rendre un dernier hommage à l’ex-souverain, décédé le 15 octobre dernier à 90 ans. Les lancinantes psalmodies religieuses s’y font entendre du soir au matin. Un écran géant, installé sur la façade du Palais royal, retransmet en boucle des films hagiographiques, et les images des innombrables audiences de ce roi installé sur le trône par la France, en 1941.

 

16h30 lundi. Le défilé des limousines entamé en début d’après midi sous un soleil de plomb vient de s’achever. Le cercueil du roi, posé sur un bucher de bois de santal, resplendit sous ses dorures et ses soies précieuses. Le déroulement de la cérémonie d’incinération prévue pour se tenir en début de soirée, aux rites complexes, est quasi incompréhensible pour qui n’est pas familier avec le royaume et son histoire. Les uniformes blancs des officiels cambodgiens, chamarrés de médailles, forment l’essentiel de la foule présente à son chevet. La cheffe du gouvernement thaïlandais, Yinluck Shinawatra, toute vêtue de noir, a été l’une des dernières à s’engager sur le long tapis de cérémonie, guidée par les agents du protocole qui, quelques instants plus tôt, avaient accueilli le Premier ministre français Jean-Marc Ayrault et le président de l’Assemblée nationale chinoise, Jia Qinglin.

 

La foule, ce lundi soir, n’a pas été autorisée à venir se recueillir à proximité, sécurité oblige et peut-être, peur des manifestations aussi. Les Cambodgiens sont néanmoins venus en masse, campés des deux côtés de l’esplanade du Palais royal, derrière des barrières appelées à s’ouvrir en soirée. Une unité d’artillerie, canons propres comme un sou neuf, répète depuis des heures les tirs qui marqueront le début des feux d’artifice nocturnes.

 

La ville ne s’est pas arrêtée de vivre et de travailler. Les portraits du roi défunt, par exemple, ne sont guère présents dans les quartiers commerçants ou les faubourgs de Phnom Penh. Mais le moment est grave. Le trafic fluvial est interrompu. Les eaux brunes du Mékong coulent, lisses comme un miroir. Le Cambodge, assurent ceux qui le connaissent bien, a perdu avec Sihanouk à la fois son ultime boussole et tout un pan de son histoire. L’homme, fantasque et frivole, savait mieux que quiconque nouer des alliances et sauver la face de ses adversaires. Il incarnait surtout le Cambodge mythique des années 60-70, ce royaume si paisible que personne ne le pensait capable de sombrer si vite et si tragiquement dans le précipice de la guerre du Vietnam et de la folie khmère rouge.

 

Ses biographes le comparaient à Machiavel. Lui aimait la formule du « prince mercurial », changeant, mais toujours capable de retomber sur ses pieds avec, en plus, une chansonnette écrite par ci ou un film réalisé par là. Sihanouk, fervent admirateur du Général de Gaulle, avait placé son pays sur la carte et sut lui redonner la fierté de son héritage Angkorien. Une prouesse politique servie par un cynisme et une habileté hors pair.

 

Somaly, une grand mère de 82 ans, originaire de Kompong Cham, raconte la suite à sa manière. Aidée par ses deux filles, la vieille dame a quitté sa province voici deux semaines pour venir, tous les soirs, prier pour l’âme de « Samdech Euv » sur la grande pelouse face au Palais royal. Somaly sait combien Sihanouk put se tromper. Elle se souvient après le coup d’Etat de 1970 qui le renversa, de ses appels radiophoniques lancés aux paysans pour qu’ils se soulèvent contre Lon Nol, son chef des armées devenu usurpateur. Somaly sait qu’entre Norodom Sihanouk et les chefs Khmers rouges d’alors – – Khieu Samphan, Nuon Chea ou Ieng Sary – aujourd’hui détenus par le Tribunal international mixte installé à Phnom Penh, une alliance objective s’installa pour le plus grand malheur de son pays. « Notre Roi nous a beaucoup aimés. Mais nous a aussi beaucoup fait pleurer », lâche-t-elle, le regard tournée vers son aînée. Le plus jeune fils de celle-ci, le regard plongé sur l’écran du téléphone portable maternel, ne cille pas. Sihanouk ne lui inspire rien ou presque. Fossé générationnel : « Une partie du Cambodge est orpheline. Mais une partie seulement, prévient le prêtre catholique François Ponchaud, l’un des meilleurs connaisseurs du pays.

 

L’adieu solennel du Cambodge à son ex-monarque doit en théorie se terminer mardi 5 février, avec la dispersion d’une partie de ses cendres au confluent du Mékong, tandis que ses ossements seront, une fois lavés, conservés dans une urne d’or à l’intérieur du Palais, sans doute dans le stupa abritant déjà celles de son père, le roi Suramarit. Difficile toutefois d’imaginer que la page se tournera aussitôt. « Le souvenir de Sihanouk restera, prédit l’historien Ang Chouléan. Ne serait ce que parce qu’aucun dirigeant actuel n’égale son charisme, son charme, sa popularité ». La « Sihanoukolatrie » qui s’est installée ces dernières semaines ne devrait donc pas s’éteindre. Les images du roi défunt, imprimées à des centaines de milliers d’exemplaires, continueront de se vendre. Ses chansons sirupeuses, qu’il aimait entonner lui-même de sa voix aiguë continueront d’être retransmises. Il en va aussi, notent les observateurs, de la stabilité politique du pays.

 

Seul maître à bord, tandis que le roi actuel Sihamoni se cantonne aux tâches protocolaires, Hun Sen a compris tout l’intérêt qu’il avait à apparaître comme celui qui aura su rendre au fantasque Norodom Sihanouk l’hommage digne d’un grand roi, dans la lignées des souverains d’Angkor. Ces jours ci, à intervalles réguliers, la télévision cambodgienne montrait d’ailleurs Hun Sen et son épouse, la toute puissante Boun Rany, en train de prier devant le cercueil, en alternant leurs images et celles de Sihanouk jovial, à la rencontre des Cambodgiens. L’hagiographie de « Monseigneur Papa » sert, pour l’heure, les intérêts de tous ceux, ou presque, qui détiennent les leviers de commandes de son royaume, et entendent bien les conserver.

 

Luc Hilly

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