La Chine part à la conquête de l’ASEAN en chemin de fer. Première étape: le Laos, où 417 km de voie ferrée devraient être achevés d’ici trois ans. Ce n’est qu’une petite portion d’un vaste tracé Kunming (sud de la Chine)-Singapour, via la Thaïlande et la Malaisie, avec des crochets envisagés par la Birmanie, le Cambodge et le Vietnam, qui promet d’installer définitivement la Chine comme le maître incontesté en Asie du Sud-Est.
Un impressionnant tunnel, creusé dans la roche, surplombe le village de Phonesai, à une dizaine de kilomètres de l’ancienne capitale royale de Luang Prabang. L’entrée du chantier est interdite, ainsi que toute prise de photo, comme le mentionnent clairement des écriteaux rédigés uniquement en caractères chinois. « Vous ne savez donc pas lire ?, interpelle un contremaître nerveux originaire du Yunnan, en polo à carreaux, Ray Ban et chaînes en or. Pas de photos, c’est pour des raisons de sécurité. » Tout autour du chantier, des dortoirs pour les ouvriers sur lesquels on a placardé des slogans à la gloire de « la paix et l’harmonie entre le Laos et la Chine » et des images synthétisées d’un train futuriste.
417 km de voie ferrée à travers une végétation ultra-dense, 75 tunnels, 167 ponts sur le fleuve Mékong et ses affluents : le titanesque ouvrage est destiné à rallier la ville de Kunming, dans le Sud de la Chine, à Vientiane, la capitale du Laos, en traversant toute la moitié nord du pays. Débutés l’an dernier, les travaux en seraient à un peu plus de 20% de leur réalisation,selon un communiqué du gouvernement laotien, et la ligne devrait ouvrir en décembre 2021. Pour l’instant, si une dizaine de tunnels jalonnent la route vers le Nord, aucun rail n’a été posé et les chantiers des différentes gares sont encore des cuvettes béantes dans la montagne.
Difficile de croire que le train sera opérationnel d’ici à trois ans. « Vous ne savez pas ce que les ouvriers chinois sont capables de faire, répond fièrement un jeune Sichuanais en charge de surveiller le chantier de la future gare de Luang Prabang. Vous verrez. » Dans la campagne laotienne, enclavée entre la Thaïlande et le Cambodge, le train du futur suscite beaucoup d’espoir. « Enfin, on se développe, estime Praewa, patronne d’une petite épicerie à proximité du chantier de Phonesai. On va pouvoir se déplacer plus vite, exporter des produits. »
Aujourd’hui, il faut une vingtaine d’heures pour se rendre de la capitale à la frontière chinoise. « Si on compte sur le réseau de bus, l’état des routes, les imprévus, il faut compter facilement deux à trois jours », raconte le propriétaire d’un atelier de fabrication de sel dans la région de Luang Namtha. Le train devrait réduire ce trajet à environ 4 heures. L’accès à des soins médicaux spécialisés, encore très déficient dans le Nord, même autour des principaux pôles urbains comme Luang Prabang, promet aussi d’être amélioré.
Un train par la Chine pour la Chine
Pour l’instant, force est de constater que les bénéfices pour les populations locales reste limités. Les grandes entreprises de construction ont amené avec elles leurs propres ouvriers : tous ceux rencontrés sur le chantier sont Chinois, originaires des provinces méridionales – Yunnan, Sichuan ou Guangxi. Ils ont entraîné dans leur sillage la migration d’une foule de petits commerçants chinois : restaurateurs, vendeurs de pneus, d’articles de bricolage… qui vivent en quasi-autarcie. « Ils n’achètent pas grand-chose, soupire une femme qui tient une échoppe de nouilles en face du chantier de la gare centrale. Ils sont venus avec leurs propres cuisinières, mangent chinois. Bon enfin si, parfois ils m’achètent de l’eau et de la glace. »
Dans le Nord, tous les magasins ont désormais leurs enseignes en chinois et en lao. Ici, magasin d’électricité et pick-up transportant des ouvriers laotiens appelés en renfort. (Carol Isoux)
Le train à vitesse modérée, dès son origine, est destiné prioritairement à l’acheminement des marchandises chinoises, plutôt qu’à des trajets de voyageurs. Il faut dire que la Chine assume 70% des 5 milliards d’euros de coûts de construction, les 30% restants étant financés par le Laos, qui emprunte à des banques chinoises. L’objectif annoncé consiste à inonder, non seulement le Laos, mais toute l’Asie du Sud-Est de produits manufacturés. Sur le trajet du retour, il s’agira essentiellement d’importer des produits agricoles : fruits, huile…
Le projet dans sa globalité : un immense chemin de fer Kunming-Singapour d’ici à 2026, via le Laos, la Thaïlande et la Malaisie, sur près de 3000 kilomètres de voie ferrée. Des lignes supplémentaires sont prévues en Birmanie et au Vietnam. Le tout participe des fameuses « nouvelles routes de la soie » – appelées moins poétiquement par les Anglo-Saxons « One Belt, one Road », une ceinture, une route –, pierre angulaire de la politique extérieure du président chinois Xi Jingping. En résumé, un gigantesque réseau mondial d’infrastructures au service des intérêts chinois ou, selon la formule de l’historien chinois Zhuoran Li, la « renaissance de l’empire commercial chinois sous la forme la plus puissante de son histoire. »
Le Laos, une province chinoise ?
Tout autour du tracé côté Laos, des investisseurs chinois ont déjà commencé à racheter massivement les terres ou à les louer sur plusieurs décennies afin d’y établir des usines ou des grandes plantations fruitières. Ce sont d’abord eux qui tireront profit des nouvelles opportunités d’exportation. Leurs méthodes d’agriculture intensive ont d’ailleurs déjà commencé à dégrader sévèrement l’environnement. « Les Chinois fonctionnent sur des « contrats de production », explique Kim Valakone, consultant en développement agricole, où une entreprise impose l’utilisation de produits chimiques pour une monoculture comme la banane, le maïs ou l’hévéa. (…) On constate récemment une apparition de cancers chez les agriculteurs et un épuisement des sols qui empêche les paysans laotiens de produire quoi que ce soit. »
Ces dernières années, plusieurs enfants qui accompagnaient leurs parents agriculteurs dans les champs de bananes sont décédés au contact des pesticides. Le gouvernement laotien a fini par suspendre l’activité des compagnies chinoises qui ne respectaient pas la législation en matière de produits chimiques, mais uniquement dans l’industrie de la banane.
La question des bénéfices générés par les investissements chinois pour les populations locales n’est pas nouvelle : elle se pose de la même façon en Afrique ou en Asie centrale. Sauf qu’en Asie du Sud-Est, on assiste en plus à un véritable processus d’assimilation culturelle. Plus on va vers le Nord, plus la présence chinoise est visible : les panneaux routiers,les publicités, les menus des restaurants sont rédigés en caractères chinois. Le mandarin semble s’être imposé comme une lingua franca parlée ou au moins baragouinée par tous, spontanément utilisée pour s’adresser à tout étranger qui passe. « Désormais, certaines minorités ethniques des montagnes parlent mieux mandarin que lao », raconte Phon Pakson, chauffeur de bus dans la région de Luang Namtha. Des bourses d’études en Chine tous frais payés pour les fils et filles des dirigeants locaux achèvent d’assurer une pénétration de la culture et de la langue chinoise parmi les élites.
Boten, ville fantôme frontalière
Le phénomène culmine à Boten, petite ville frontière au passé sulfureux. Située dans une zone économique spéciale, louée par le Laos à la Chine pour trente ans, on y vit à l’heure de Pékin, on y parle en mandarin et on paie en yuans chinois. Dans les années 2000, la micro-ville devient un centre de jeux d’argent où affluent chaque week-end des milliers de touristes chinois, avec un imposant casino central, des bars, des karaokés, des salons de prostitution et « le meilleur choix de lingerie et de talons hauts du Laos », selon une serveuse locale.
Les mafias chinoises y font la loi : en 2010, plusieursaffaires de mauvais payeurs séquestrés puis exécutés dans l’enceinte du casino obligent le gouvernement laotien à réagir. L’établissement ferme, les commerces meurent les uns après les autres, la ville se vide. Des rues désertes, des vitres brisées, de vieilles publicités jaunies sur les murs sont tout ce qu’il reste aujourd’hui de ce passé trépidant. Pourtant, plusieurs signes semblent indiquer un retour à la vie imminent. Au milieu des immeubles déserts se dresse un bâtiment immaculé : un centre de duty free flambant neuf, rempli d’alcools, de cigarettes et de cosmétiques de luxe. Autour de la ville, des dizaines de grues s’activent pour aplanir la montagne. Elles préparent le passage du train bien sûr, dont Boten est la première étape côté Laos, mais aussi d’immenses complexes hôteliers, des centres commerciaux…
Travailleur chinois à l’heure de la pause déjeuner. La plupart des ouvriers viennent des provinces du Yunnan et du Sichuan. (Carol Isoux)
Le gigantisme des chantiers reflète les ambitions démesurées des investisseurs, excités par les perspectives de manne touristique offertes par le train et favorisées par le contexte intérieur chinois. « La récente campagne anti-corruption en Chine et la relative instabilité des gouvernements au niveau provincial a poussé beaucoup d’hommes d’affaires à placer leurs investissements hors du pays, et notamment au Laos », explique Bouthivong Suravit, urbaniste à Luang Prabang. Mais si la renaissance de cette zone est attendue avec impatience par certains habitants, d’autres ont peur que le train ne favorise aussi un retour du passé mafieux de Boten. « Des poches d’exceptionnalité ont été autorisées en échange de l’afflux de capitaux chinois, explique Kim Valakone. Le danger, c’est qu’avec le train, ces zones de non-droit ne fassent tâche d’huile. »
Matérialisme chinois contre bouddhisme lao
Autre problème épineux, les évictions forcées entraînées par la construction du train, qui concernent au moins cinq mille familles selon les chiffres officiels, « beaucoup plus » selon des sources villageoises. La plupart ont déjà quitté leur village, sans toucher les indemnisations promises. A la consternation générale, le tracé n’a pas épargné les monastères bouddhiques,dont certains ont été rasés. La douzaine de moines de l’ancien temple de Boten ont été relocalisés dans une misérable cahutte, à l’écart de la rue principale.
Le village vit désormais sans lieu de culte, en attendant de lever assez d’argent pour en construire un neuf. L’abbé des lieux, très amaigri, est amer. « La Chine apporte la destruction, estime-t-il.Pour l’instant, les Laotiens sont attirés par une promesse de prospérité douteuse parce qu’ils sont pauvres et veulent un bénéfice à court terme pour améliorer leurs conditions de vie. Ils ne pensent pas à leur mode de vie, leur culture, ce qu’ils vont transmettre à leurs enfants. Le Laos risque d’y perdre son identité. »
Il est vrai qu’il ne s’agit pas uniquement de domination commerciale. En finançant l’essentiel de ces infrastructures en Asie du Sud-Est, et en négociant un contrôle sur leur gestion ultérieure, la Chine s’assure une influence politique majeure dans ces pays, et notamment les plus pauvres. Le réseau ferré se révèle un instrument supplémentaire au service de la « mondialisation aux caractéristiques chinoises », chère à Xi Jingping : l’extension de la sphère d’influence politique et culturelle chinoise dans le monde.
Carol Isoux (http://www.gavroche-thailande.com)
Article à retrouver dans le Gavroche n°284 de juin 2018, disponible ici
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