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Le renouveau de l’art birman

Journaliste : Jean Hourcade
La source : Gavroche
Date de publication : 16/12/2012
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Jean Hourcade, ancien conseiller culturel près l’ambassade de France en Birmanie et ancien directeur de l’Alliance française de Rangoun, rend hommage au groupe de peintres de la Galerie Lokanat, et se souvient de ses années birmanes et de son émotion aumoment de quitter ce pays. Il était l’ami de l’animateur du groupe, U Jimmy, le bibliothécaire de l’Institut français de Birmanie (ex-Alliance française), disparu récemment.

 

La première impression que ressent tout visiteur entrant dans Rangoun provoque en lui, outre un sentiment de dépaysement complet, un choc esthétique presque traumatisant. Surtout s’il arrive à la nuit tombée et qu’il découvre sous ses yeux, à quelques minutes de l’aéroport, ayant laissé derrière lui l’univers aseptisé et les plateaux-repas des vols longcourriers, la masse imposante de la pagode Shwedagon éclairée a giorno et couverte d’or jusqu’au sommet, à cent mètres de sa base. Le tout couronné d’un énorme diamant.

 

Toute la Birmanie qu’il va visiter sera ainsi, parsemée de dizaines de milliers de pagodes accueillant fidèles et pèlerins animés d’une foi vivante, rarement en ruines, décorées et surdécorées, parfois à la limite du kitsch, mais toujours belles : un pays consacré à la beauté où 20% des revenus des ménages – dans ce pays naturellement riche où l’on vit pauvrement – sont consacrés à la religion, à l’entretien des sanctuaires, aux bijoux et à la parure. Cela ne date pas d’hier : c’était la « Chersonèse dorée » des anciens Grecs.

 

En cinq ans de séjour dans ce pays hors du temps, je n’ai pas rencontré un seul visiteur, généralement arrivé tendu et méfiant pour des raisons justifiées par le régime politique local, qui ne soit reparti profondément impressionné, retourné, ébloui par la splendeur d’un morceau de planète insoupçonné du reste du monde et habité par un peuple remarquable et artiste. L‘art, c’est-à-dire la création du beau, paraît y être la première industrie : feuilles d’or, sculptures du Bouddha, laque, joaillerie. Pourtant, si l’art signifie création, il ne peut être longtemps privé de l’ingrédient ou plutôt du moteur indispensable qu’est la liberté d’invention, sous peine de devenir répétitif et de s’affadir. Or, les contraintes politiques que l’on sait brident dans à peu près tous les domaines la moindre création innovante. Pendant des années, comme dans les pays voisins soumis à des régimes semblablement autoritaires (Viêtnam, Laos), les peintres se sont limités à reproduire ad nauseam des scènes de genre – jeunes filles se peignant dans une onde pure, bonzes en procession – ou bien des paysages convenus de facture classique, des bouquets, des fleurs, des portraits.

 

Dans ce contexte répressif, habitués qu’ils sont depuis toujours à ruser avec des régimes plus ou moins autoritaires, les artistes birmans sont néanmoins en train de réussir à petits pas le pari du renouveau et de la libre création, tout en essayant de rester sur les rails, ou dans les clous, imposés par la censure. Le processus est perceptible pour l’observateur attentif.

 

C’est dans la peinture que le mouvement a commencé. À partir de sujets quasi-imposés, certains ont trouvé leur style en changeant le mode de figuration. L’un des précurseurs est sans contexte Min Wae Aung, à la galerie New Treasure, qui, à partir du thème de la procession des moines (pour la mendicité rituelle du matin par exemple), a réinventé l’hyperréalisme et ce que j’appellerai le « cinétisme immobile ». Toujours dans des coloris rose-mauve ou doré éclatant, ses toiles, parfois immenses, montrent des crânes luisants aux détails quasiphotographiques et/ou des théories de moines marchant vers un point de fuite qui ne peut être que la Voie de la Sagesse et le Nirvâna, abrités du soleil par leur éventail rouge, toujours vus de dos pour mieux rendre, dit le peintre, le mouvement des corps et l’unanimisme de la chenille en pèlerinage. Pour l’artiste, un visage expressif et vu de face fascine trop : les yeux, le regard masqueraient trop la démarche. On ne verrait pas l’essentiel. Le cheminement est une fin en soi. Le moi, ne l’oublions pas, n’existe pas pour les Bouddhistes.

 

C’est aussi la galerie New Treasure qui a révélé Maung Myint Aung, un des plus caractéristiques des peintres de la nouvelle figuration, qui a trouvé son style en ne peignant que des aquarelles aux couleurs vives, « fauvistes », de femmes obèses et callipyges, et que j’appelais le Botero birman. Dans le même quartier résidentiel de Rangoun, dit Golden Valley, où les maisons se cachent sous les frondaisons et les fleurs, de nombreuses autres galeries exposent le foisonnement de la création birmane actuelle. Chez Peter, à la galerie Golden Valley Art Centre, au milieu d‘un amoncellement de toiles de toutes natures, on découvre essentiellement des paysages dont à l’évidence les auteurs ont revisité, souvent avec bonheur, les styles venus de France il y a longtemps, de Monet à Cézanne et à Nicolas de Staël. Peter a exposé à Paris en 2004, non sans mal, à la Galerie Arcima, les oeuvres patchwork de Ma Ohmar, célèbre femme peintre. Au milieu des rizières, à vingt kilomètres de Rangoun, vit une dynastie de peintres qui, de l’aïeul au petit-fils, perpétuent une tradition, celle de la représentation très onirique des esprits et autres sirènes de la mythologie birmane. C’est la famille d’U Lun Gywe. Elle reste en apparence très classique mais, à converser avec le patriarche et à voir les dernières créations, on constate là aussi un virage vers un changement de style dans la fidélité.

 

Nouvelle vague

 

Mais c’est surtout à la Galerie Lokanat, humblement cachée au troisième étage d’un pauvre immeuble du centre-ville, qu’on peut rencontrer les « vieux jeunes hommes en colère » de l’art birman. Le meilleur y côtoie le moins bon, mais c’est de cette nécessaire cohabitation que naît la créativité. Ici, l’abstraction, inconnue dans la Birmanie traditionnelle, apparaît, parfois provocatrice. Dans cette veine il y a Jimmy (Kyaw Nyunt Lynn), qui expose parfois à la cafeteria de l’Alliance française (348 Pyay Road), dont il est le bibliothécaire, et Kin Maung Yin, que j’appelais Diogène car il habitait une masure de la périphérie de la capitale lorsque je l’ai rencontré, malade et entouré de jeunes disciples. C’est peut-être de ce groupe que viendra, dans quelques années, la nouvelle vague qui osera se libérer pour de bon du tout-figuratif imposé par la tradition et des autres carcans.

 

La sculpture moderne birmane, c’est surtout (mais il n’est pas seul) Chan Aye, qui, aux côtés de sa femme peintre à la Myanmar Gallery, fait carrément de « l’avantgarde » sans passer par la case tradition. Avec, souvent, du matériel de récupération (roues de char, instruments aratoires), il réalise des constructions étonnantes qui font penser à César. La Birmanie n’est pas encore prête pour qu’il puisse recevoir des commandes publiques, mais son jour viendra sûrement. Comme tant d’autres artistes birmans, il est prêt, il crée, il peut faire entrer la Birmanie dans le XXIe siècle, lui faire sauter le pas de l’araire au vaisseau cosmique, cosmique comme son art: tellurique et inspiré.

 

Février 2005 : je quitte la Birmanie demain. C’est ma dernière soirée dans ce pays hors du temps, quasiextraterrestre, et qui aura été mon dernier poste puisque demain commence l’éternité : la retraite espérée et redoutée, une plage de liberté qui n’en finira pas, jusqu’au point oméga : le néant peut-être, ou l’illumination.

 

Recueillement

 

Je vais passer cette veillée d’armes à la Shwedagon. Pieds nus sur les dalles lisses pieusement balayées à longueur de journée par des fidèles inscrits de longue date pour avoir cet honneur, je tourne autour du dôme imposant, éclairé a giorno, pour m’enivrer une dernière fois de cette montagne dorée, somptueuse, extravagante, superlative, mystique, complètement décalée par rapport au monde « réel » où je me retrouverai demain catapulté, puisqu’il le faut. Des milliers de pèlerins vont et viennent, ou s’assemblent en groupes, assis en rangs serrés devant des pagodons latéraux. Des familles avec des petits déambulent. Des gongs tintent. Des sutras récités d’une voix grave montent dans les fumées d’encens. Je me réfugie dans un angle d’où je peux embrasser l’esplanade et le pinacle, dans un renfoncement où une vieille prie en silence : elle a « pris refuge », littéralement.

 

Tout cet apparent désordre est empreint d’unanimisme, de calme affiché, de sens caché. On ne vient pas ici par hasard, ni comme touriste, ni pour prendre l’air seulement. S’y rendre est une démarche pensée, un acte de piété, même si on y vient tous les jours. Dans ce déferlement insensé d’ors, de couleurs et de bruits de l’âme, je pense à Rimbaud : « lent et raisonné dérèglement de tous les sens ». Certains Occidentaux ont eu un malaise ici : trop de sensations et trop d’étrangeté.

 

Calé contre un pilier, je n’ai plus rien à faire qu’à me laisser envahir, non par l’endormissement, ni non plus par l’exaltation, mais par l’émotion et la conscience que rien n’est hasard. De toute éternité, je devais me retrouver ici ce soir, au dernier jour de ma carrière. Tous ces artistes birmans dont les noms « se mélancolisent » (1), tous les amis glanés en cinq ans au petit bonheur, au hasard des cartons reçus, des expos, des réunions festives ou mondaines, des rencontres-choc, les revoilà tous sous mes yeux, éléments d’un puzzle qui se reforme maintenant et cristallise ma mémoire vaporisée. Tout cela fait sens. Ces moinillons qui passaient tout à l’heure à la queue-leu-leu dans leur robe lie-de-vin, sortaient-ils de chez Min Wae Aung ? Cette grosse dame, l’air totalement absent, assise sur une marche dans une robe vert pomme, voilà Maung Myint Aung, le peintre de l’excessif. Ces chamarrures : les kaléidoscopes de Ma Ohmar. Ces petits enfants vêtus en petits prince d’autrefois parce que c’était aujourd’hui leur noviciation : voilà U Lun Gywe et ses créatures oniriques venues du fond des âges mais toujours actuelles et vivantes. Ce Van Dongen, là, qui a l’air d’assumer dans son regard noir tout le malheur du monde, il sort des pinceaux de chez Diogène ou de chez ses copains de la Lokanat. Ce monde de beauté qui m’entoure n’est pas esthétisme gratuit. Il est aussi frénésie intérieure. C’est l’âme d’un peuple qui se manifeste et se retrouve ici, par son art même, qui explose partout.

 

Les réprouvés y sont aussi, en creux, dans leur aveuglante absence. Tous ceux qui crient leur art dans leurs pauvres ateliers où bat déjà l’âme de la Birmanie d’après-demain, qui est celle de la Birmanie de toujours puisque le temps est ici cyclique et non linéaire. Tous ceux qui créent pour ne pas se résigner et envoient leurs signaux cryptés. Tous ceux qui sont à l’ombre et pour lesquels ma voisine, là, est peut-être en train de prier, face à l’image de l’Eveillé. Tous ceux qui ont peut-être compté sur moi pour les aider un peu. Tous sont là, dans cette foule qui est tout sauf un décor, en ce lieu où, parfois sans signe précurseur, sont advenus tant d’événements cruciaux et qui est le saint des saints d’un pays hors norme. Je ne quitterai pas la Birmanie demain.

 

JEAN HOURCADE

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