Depuis 12 ans, la Fédération cambodgienne de rugby existe pour transmettre des valeurs aux enfants défavorisés, plus que pour former des joueurs de haut niveau. Mais un manque de financement met en péril les initiatives de la Fédération.
Bien qu’elle soit aujourd’hui dénommée en anglais la Cambodian Federation of Rugby (CFR, Fédération cambodgienne de rugby) la CFR a bel et bien une histoire française. Elle est née en 2000, tirant ses racines du Royal Rugby Club du Cambodge, première organisation rugbystique du pays lancée en 1996. La même année, des activités rugby et une première équipe senior, Les Piliers d’Angkor, principalement composée de parachutistes bayonnais, sont lancées par deux Hexagonaux du Royal Rugby Club du Cambodge, Jean-Claude Garen, médecin généraliste de formation, et Philippe Monnin, actuel vice-président de la CFR qui s’occupe depuis 20 ans de plantations d’hévéas au Cambodge. « La relation entre le rugby cambodgien et la France est même bien plus ancienne que cela : des liens existent depuis le Protectorat français du Cambodge », explique Tan Theany, présidente de la fédération qui garde des coupures de l’Echo du Cambodge annonçant l’organisation d’un match de rugby entre des Français le 1er avril 1928.
Tan Theany, 70 ans et seule femme à diriger une fédération de rugby dans le monde, est également secrétaire générale de la Commission nationale du Cambodge pour l’Unesco. L’organisation des Nations unies pour l’Education, la Science et la Culture collabore avec la fédération de rugby depuis la naissance de cette dernière. Les deux entités ont d’ailleurs leur siège situé dans la même maison, sur la place du monument de l’Indépendance à Phnom Penh. Dès 2000, l’Unesco a proposé d’utiliser son programme « d’écoles associées » pour diffuser ce sport. La première école de rugby a été créée cette même année au sein de l’Organisation non gouvernementale « Pour un sourire d’enfant » (PSE) qui fait toujours partie du programme fédéral.
L’Unesco et CFR ont pour but commun l’aide à l’épanouissement des enfants cambodgiens les plus pauvres. « L’objectif de la Fédération est d’utiliser le rugby comme outil d’insertion sociale auprès des jeunes issus de milieux défavorisés, de manière à ce qu’ils puissent se construire, prendre confiance, trouver de la reconnaissance et s’épanouir à travers la pratique du rugby, explique Jean-Baptiste Suberbie, l’un des deux agents de développement que compte la CFR. Ici, il n’y a pas de sport dans les écoles, et certains enfants qui n’ont rien à faire jouent de l’argent aux billes, se droguent ou ramassent les poubelles. Le rugby ne peut pas tout résoudre mais les valeurs de ce sport que sont l’esprit d’équipe, la fierté, le respect, la solidarité et le courage servent à construire de belles personnes. »
Une première en Asie
Le jeune homme de 26 ans, qui a joué au niveau Fédérale 3 en France (équivalent à la cinquième division), est en poste au Cambodge depuis un an et demi, après avoir connu plusieurs expériences dans l’humanitaire. S’il est aussi l’entraîneur assistant de l’équipe nationale, c’est surtout des enfants qu’il s’occupe. Il entraîne une fois par semaine une centaine de jeunes entre 10 et 18 ans issus de l’orphelinat Aspeca, ainsi que de l’association Taramana qui accueille des enfants du quartier défavorisé de Boeng Salang à Phnom Penh. Et il parvient à organiser un match toutes les deux semaines pour chaque catégorie d’âge. Il fait également depuis peu goûter les joies du ballon ovale à des enfants sourds et muets de la fondation Krousar Thmey – « Nouvelle Famille » en khmer –, rare organisme d’aide aux enfants handicapés du Cambodge.
Le gabarit moyen et les carences alimentaires en protéines et calcium de ces petits Cambodgiens obligent Jean-Baptiste à axer ses séances d’entraînement sur des exercices ludiques avec le ballon. Ces enfants rapides et habiles ne sont initiés que petit à petit à l’art du plaquage. « Sur toutes ces expériences, il n’y a que du positif à retenir chez ces jeunes, explique ce fou de rugby originaire de Bordeaux. Ils sont vraiment enthousiastes et en demande perpétuelle de jeux. Comme j’habite près de l’orphelinat Aspeca, il m’arrive de faire des entraînements improvisés le soir avec les enfants. Certains sont vraiment passionnés par le rugby, et ils sont aussi doués. Il y a quelques semaines, ils ont facilement battu les élèves du Lycée français qui faisaient tous deux têtes de plus qu’eux. »
Ces bambins qui prennent du plaisir dans l’effort physique sont également amenés à réfléchir sur leur comportement de tous les jours. Ainsi, les éducateurs qui avaient remarqué que les garçons insultaient souvent les filles, ou ne leur passaient pas le ballon, ont organisé cette année le « Good Men Tournament ». Cet événement a été l’occasion de mettre les filles des équipes à l’honneur et d’expliquer aux garçons le principe d’égalité entre les sexes à travers des ateliers. « La société cambodgienne est très violente envers les femmes. Il y a beaucoup de viols et de violences domestiques, affirme Jean-Baptiste Suberbie. Nous, nous croyons que si un enfant se comporte bien sur le terrain, il se comportera bien en dehors. Et que cela lui servira plus tard pour trouver un travail et s’intégrer dans la société. »
Enfant des bidonvilles
Dul Khemrin, 25 ans, fait partie de ses enfants du bidonville de Boang Salang qui se sont épanouis grâce à l’Ovalie. Pris en charge avec son frère par l’ONG Pour un Sourire d’Enfant à la mort de sa mère alors qu’il avait 10 ans, il a commencé à jouer au rugby huit ans plus tard. Cet électricien de profession est désormais joueur de l’équipe nationale cambodgienne et du Stade Khmer, l’une des quatre équipes seniors du pays. « Le rugby m’a apporté beaucoup de bonheur, raconte-t-il. J’ai pu faire des compétitions, apprendre l’esprit d’équipe, apprécier la victoire, digérer la défaite. Le rugby m’a donné un objectif. Je savais que si je continuais à progresser je pourrais faire gagner mon équipe. Je connais des gens qui grâce au rugby ont arrêté la drogue ou sont sortis de la criminalité. Moi, le rugby m’a apporté un équilibre et un but. »
Dul Khemrin est également formé comme entraîneur-assistant des jeunes par Jean-Baptiste Suberbie, dans l’idée de « rendre ce qu’on lui a donné ». Il espère devenir à terme agent de développement à la Fédération. « A long terme, notre volonté est d’avoir réussi à former des entraîneurs-éducateurs cambodgiens, de manière à ce que le développement du rugby puisse être à la fois pérenne et autonome », explique Jean-Baptiste Suberbie. Ce dernier pense que de nombreux enfants qu’il a actuellement en mains suivront les traces de Dul Khemrin qui est un exemple pour eux sur et en dehors des terrains.
« Pas du rugby de haut niveau »
La CFR comprend 22 équipes de rugby : quatre équipes des moins de 11 ans, six équipes des moins de 13 ans, trois équipes des moins de 15 ans, deux équipes des moins de 17 ans, une équipe de moins de 19 ans, deux équipes féminines et enfin seulement quatre équipes seniors concentrés sur Phnom Penh qui s’affrontent dans la Super 4 League, sorte de Top 14 cambodgien. « Il n’est pas question de parler aujourd’hui de rugby de haut niveau au Cambodge, atteste Jean-Baptiste Suberbie. La ligne directrice de la fédération est avant tout de s’occuper de l’insertion sociale des enfants. » Pourtant, le rugby avait commencé à grandir très rapidement dans le royaume. En 2003, seulement trois ans après la création de la fédération, un championnat se jouait avec une dizaine d’équipes issues de plusieurs provinces. La fédération cambodgienne recevait aussi cette année-là le « Developpement Award » de l’International Rugby Board (IRB – Fédération internationale de rugby) qui récompense l’entité ou la personne ayant contribué le plus au développement du rugby dans l’année. Le Cambodge a été ensuite intégré à l’IRB en tant que membre associé. En 2006, l’équipe nationale remportait ses trois matchs de la saison face au Laos, le Brunei et l’Indonésie, véritable performance.
Mais depuis 2008, les Koupreys, surnom des joueurs du XV cambodgien, ne décollent pas de la dernière place du classement des équipes asiatiques et le nombre de licenciés a légèrement baissé, passant d’environ 400 en 2007 à quelque 300 aujourd’hui. « La dynamique a été rompue car tout le travail de la fédération au commencement était le fait d’un tout petit nombre de personnes, raconte Jean-Baptiste. Et quand celles-ci se sont un peu moins impliquées, beaucoup de choses se sont arrêtées. C’est pour cela qu’aujourd’hui nous souhaitons former au maximum des Cambodgiens qui travailleront sur le long terme avec la fédération. »
Des difficultés financières sont aussi à l’origine de ce coup de frein. L’IRB avait promis en 2008 de faire passer le Cambodge du statut de membre associé à celui de membre à part entière. Une promesse non tenue qui prive la CFR de financements indispensables. La visite en 2010 de François Trinh-Duc, demi d’ouverture international français parrain de PSE, n’a pas non plus eu les retombées escomptées par la Fédération. Aujourd’hui, celle-ci a besoin d’environ 20 000 dollars par saison pour couvrir le prix des licences et assurances des nouvelles équipes, les déplacements, la nourriture lors des matchs, les locations des terrains et les salaires des deux agents de développement. Si son collègue australien dispose d’un revenu, Jean-Baptiste travaille bénévolement. « L’une des grosses parties de mon travail actuellement se situe donc dans la recherche de partenariats financiers et/ou matériels avec des associations, entreprises, collectivités, clubs et donateurs privés situés en France », explique-t-il. Devant le peu de réponses positives, le jeune homme fait réaliser des tee-shirts au nom des associations qu’il transporte en France, où les vêtements sont vendus, dans les bagages d’amis. Ce système D permet tout juste la survie des activités mises en place par Jean-Baptiste qui vient d’apprendre le refus de l’octroi d’une enveloppe de 20 000 dollars par le Comité international de la Croix-Rouge. L’organisation humanitaire avait pourtant validé à deux reprises le projet de la Fédération cambodgienne. « Je suis usé par cette situation, admet Jean-Baptiste qui sait qu’un éventuel retour forcé en France par manque d’argent signifierait la fin de certaines équipes d’enfants. J’ai dépensé beaucoup de mes économies, je fais attention aux prix pour chaque chose que je mange et je ne sors pas. Mais même en vivant comme cela, les choses deviennent difficiles. Aujourd’hui, je me raccroche aux sourires des enfants. »
Texte : Paul Garibaldi
Photos : Pascal Della Zuana