Gravés sur des roches de quartzite dispersées sur les flancs d’une vallée, proche de la frontière chinoise, les pétroglyphes de Sapa restent toujours une énigme, près d’un siècle après leur découverte. Avant d’être engloutis sous les eaux d’un barrage, l’Ecole française d’Extrême-Orient en fait actuellement des estampages.
Un jour d’août 1924, Jean Bathellier, un quidam en convalescence au sanatorium de Sapa, station climatique d’altitude perdue dans les brumes du Tonkin, remarque sur deux grosses pierres de la vallée de la Muong-Hoa, un affluent du fleuve Rouge, des pétroglyphes de forme étrange qui l’intriguent énormément. Comme Bathellier est agrégé de Sciences naturelles, il comprend qu’il vient de faire une découverte importante. Aussi prévient-il l’Ecole Française d’Extrême-Orient (EFEO) de Hanoï, qui, un an plus tard, dépêche sur les lieux un archéologue de renom: Victor Goloubew.
Né à Saint-Pétersbourg dans une famille aristocratique russe, Goloubew a des références. Après avoir reçu une solide formation classique et appris plusieurs langues, il s’est spécialisé en archéologie, d’abord à l’université de Saint Pétersbourg, puis à celle d’Heidelberg. Et, ses diplômes en poche, il s’est établi en France où l’EFEO l’envoya en Indochine faire des fouilles et de la recherche.
A Sapa, Goloubew passe au peigne fin la vallée de la Muong-Hoa et découvre une trentaine de pierres gravées, dans la région où Bathellier avait trouvé les siennes, c’est-à-dire là où la vallée, jusque-là resserrée entre des rochers abrupts, s’élargit en un cirque étagé dont les gradins sont occupés par des rizières, des champs de maïs et des jardins potagers. De tailles variables, allant du gros galet aux blocs de plusieurs tonnes, elles sont de couleur noire car le temps les a patinées. En fait, leur couleur naturelle est blanche car elles sont en quartzite, un grès à grains fins soudés par un ciment siliceux.
Posées sur le sol, les pierres viennent d’ailleurs, apportées à mains d’homme pour les plus petites et sans qu’on sache comment pour les plus grosses. Et les pétroglyphes gravés à leur surface à coups de burins précis et réguliers sont en général bien visibles. Toutefois, certains d’entre eux présentent des surcharges faites par des touristes. Ces surimpressions parasitent évidemment la lecture des pétroglyphes sous-jacents.
Sur l’une des pierres, Goloubew remarque un pétroglyphe surprenant, qui a l’aspect de caractères chinois. Comme il ignore le mandarin, il en confie la traduction à Léonard Aurousseau, un sinologue de l’EFEO, qui obtient la phrase suivante: «Troisième année hong-tche de la grande dynastie Ming», ce qui correspond à 1490 de notre ère. Mais Aurousseau prévient qu’il n’est pas sûr de la traduction, car les caractères sont érodés et de forme fantaisiste. D’ailleurs, il pense qu’il a affaire à une écriture locale fortement sinisée, mais qui n’est pas du chinois. Ce qui s’est révélé exact. Après maintes recherches, Goloubew constate que l’écriture en question ne peut être que du lolo, dont la graphie présente une incontestable parenté avec le chinois.
Mais qui sont les Lolo ? D’après les manuels d’ethnologie, il s’agit d’une population originaire d’Asie centrale, qui, pense-t-on, descendrait des Huns. Peu nombreux au nord du Vietnam où ils ne sont représentés que par quelques tribus disséminées dans des hameaux épars, ils forment en revanche des groupements considérables dans les provinces du sud de la Chine. Leur implantation au Tonkin remonterait au début de l’ère chrétienne où, du fait de leur dissémination et de leur petit nombre, ils ont adopté les mœurs et les croyances des groupes ethniques au milieu desquels ils vivent. Les Lolo se distinguent par leur taille élancée et leur port de tête dégagé proches du type occidental. Comme ils ne se marient qu’au sein de la même tribu, ces caractères généraux se sont maintenus constants au fil des générations, si bien que les Lolo se distinguent nettement des autres ethnies.
Et que signifient les pétroglyphes ? La tâche est difficile car ils ressemblent plus à des gribouillages d’enfants qu’à des dessins d’artistes. Et, pour les décrypter, Goloubew n’a personne pour l’aider, car les ethnies locales (Hmong, Nhang, Yao), venues de Chine au milieu du XIXè siècle, qui ont pris la place des Lolo après les avoir chassés, ignorent tout de cette population, dont la trace s’est perdue jusqu’au souvenir. Par conséquent, bien qu’elles fassent partie de leur environnement quotidien, les pierres gravées ne signifient rien pour elles. Bref, Goloubew est plus désarmé que Champollion face aux hiéroglyphes égyptiens, avant qu’il ne découvre la pierre de Rosette.
Les archéologues se demandent si l’on a pas affaire à un gigantesque cryptogramme, qui annoncerait un futur destructeur, comme le croient les vietnamiens
Alors comment trouver un sens à cet enchevêtrement de lignes parallèles, de cercles, de points, de crochets et autres traits rayonnants, présents sur de nombreuses pierres? Après de longues cogitations, Goloubew pense trouver une ordonnance à ce fouillis. En effet, les traits parallèles gravés sur les pierres présentent une certaine ressemblance avec les rizières en terrasses de la vallée qu’il a sous les yeux. Les pétroglyphes seraient donc un grossier plan cadastral de la vallée.
Cette hypothèse va se trouver renforcée par l’examen d’autres pierres montrant, cette fois, des pétroglyphes en forme de rectangles isolés ou rassemblés en grappes, rattachés chacun par une sorte de tige à un système de lignes serpentant dans toutes les directions. Dans ce fatras, Goloubew pense reconnaître les maisons et les villages de la vallée projetés sur un plan horizontal, les lignes entrelacées étant les sentiers conduisant aux habitations. Cependant, le savant russe n’est pas totalement convaincu par son hypothèse, car beaucoup d’autres pétroglyphes ne présentent aucun rapport avec la vallée. C’est, par exemple, l’image, réduite à sa plus simple expression, d’un être vaguement humain, au-dessous duquel, dans l’espace formé par les jambes écartées, se voit une volute inscrite dans un cercle. Le personnage a la tête entourée de rayons, et un trait partant de la bouche, se prolonge vers un lacis de lignes dont le croisement dessine une sorte d’étoile. Ce trait signifie que le personnage est en train de parler. Mais que dit-il? Hélas, on ne le sait pas. Une autre image figure deux êtres humains, manifestement un homme et une femme, unis par une sorte de cordon entrecoupé de nœuds et d’un appendice, qui pourraient être des représentations de sorciers, de génies ou de divinités. Golubew se demande alors si les pétroglyphes n’auraient pas une signification religieuse et ne préfigureraient pas un monde mythique.
Quelques années plus tard l’archéologue Paul Lévy, membre de l’EFEO, apporta des éléments décisifs à cette thèse en s’appuyant sur la documentation d’une exceptionnelle richesse, rassemblée par le philosophe Lucien Lévy-Bruhl, sur les fêtes, les croyances et les rituels des aborigènes de Papouasie et d’Australie. Ces peuples, en effet, pensent que le monde mythique est aussi vrai que le monde réel, si bien qu’ils vivent à la fois par les sens et par les rêves. Après étude des pierres de Sapa, Paul Lévy en conclut qu’elles signifient la même chose. «Elles représentent en un raccourci vivant les terres occupées par les hommes, en même temps qu’elles préfigurent ceux-ci dans les attitudes exceptionnelles qu’ils prennent dans des cérémonies pour évoquer choses et êtres du prestigieux passé», raconte-il-il dans un article publié, en 1938, dans le bulletin de l’Institut indochinois pour l’étude de l’homme.
Mais que disent ces pétroglyphes et quel message veulent-ils nous annoncer? Malheureusement, la réponse est restée en suspens, à cause des guerres que connut le Vietnam. Les recherches s’arrêtèrent et l’EFEO mit la clé sous la porte.
Une fois la paix revenue, elles furent poursuivies par des archéologues de l’institut de recherche historique du Vietnam qui établirent que les pierres les plus anciennes dataient du XIè siècle et non de 1490 après J. C., comme on le croyait jusqu’ici. Ils créèrent aussi un petit musée réunissant quelques estampages et, en 1992, ils découvrirent un autre champ de pierres gravées, dans une vallée, proche du village de Ma Tra, distant de 8 kilomètres de la vallée de la Muong-Hoa.
Aujourd’hui, le nombre total des pierres gravées s’élève à 240, mais rien ne dit qu’on ne va pas en trouver d’autres. En proportion, celles qui présentent des séries de traits parallèles horizontaux sont les plus nombreuses, alors que celles portant des formes humaines sont très rares. A première vue, on pensait qu’elles étaient éparpillées au hasard dans la nature, comme des feuilles emportées par le vent. En fait, elles sont disposées selon une logique extrêmement complexe qui reste à élucider.
Le temps presse, car de vastes projets liés au développement économique et touristique de la région sont à l’étude. Des installations routières, des usines hydroélectriques, la construction d’un barrage qui va partiellement noyer les vallées, sont prévues. Conscient du danger, le service culturel de la province de Lao-Cai, dont dépend Sapa, a décidé, en coopération avec le centre EFEO de Hanoï, et l’appui de chercheurs de l’Institut d’études classiques de Hanoi, de sauver ce patrimoine. Dès le mois d’octobre 2005, Philippe Le Failler pour l’EFEO et Tran Huu Son pour la province de Lao-Cai établissaient un projet visant à photographier, à localiser par GPS, et à estamper en trois saisons, les 240 pierres recensées. «Cela va prendre du temps car, nous expliquait alors Phillippe Le Failler, les contraintes climatiques excluent tout travail pendant les mois d’hiver, la saison des pluies et les mois de travaux agricoles. A cela, il faut ajouter la difficulté à effectuer les estampages qui se font en altitude entre 975 et 1250 mètres, sur des roches difficiles d’accès et souvent recouvertes de terre.»
La première campagne s’est déroulée d’octobre à fin novembre 2005 dans la vallée de la Muong-Hoa. Elle a permis de cartographier, d’estamper et de photographier une centaine de pierres, soit 1321 feuilles d’estampages et 1900 photos. La campagne 2006 est en cours d’exploitation, quant à celle de 2007, elle vient de se terminer. Quand les chercheurs disposeront sur internet de l’ensemble des données, ils envisagent de faire des études comparatives avec d’autres gravures présentes dans d’autres pays du monde. Ce seront, par exemple, les inscriptions des tambours magiques de Mongolie et du Groenland ; celles des rochers de l’Irtych et de l’Iénissei, en Sibérie, ou encore les pétroglyphes des parcs nationaux du Far-West américain et les peintures rupestres de Hua Shan Bihua dans la province du Guangxi, au sud de la Chine. Ensuite, il leur restera à faire parler les pierres de Sapa. Vu l’étrange logique dont elles sont ordonnées, les archéologues se demandent si l‘on n’a pas affaire à un gigantesque cryptogramme, qui annoncerait un futur déluge destructeur, comme le croient les Vietnamiens. Et Ils ne sont pas les seuls: les adeptes du millénarisme sont aujourd’hui nombreux à se rendre à Sapa qui est en passe de devenir un lieu-culte.
“Ils ressemblent plus à des gribouillages d’enfants qu’à des dessins d’artistes.”
Mais à quand la catastrophe finale ? Dans son numéro 26 (nov-déc 07). Le Monde des religions, revue ô combien sérieuse, annonçait en couverture, avec un point d’interrogation, que Yi King, Bible, calendrier maya, chiisme prévoyaient la fin du monde pour 2012. L’article faisait référence au best seller Apocalypse 2012, une enquête scientifique des catastrophes annoncées, du journaliste américain Lawrence E. Joseph.
Une telle accroche méritait l’achat du livre. De prime abord Joseph est incontestablement un scientifique cultivé, mais bien vite on s’aperçoit que s’il a le bagage, il n’a pas la rigueur. A part quelques faits troublants, d’ailleurs connus, comme le code secret de la Bible, la prophétie d’Armageddon et la prédiction du calendrier maya, qui prévoient, en se tordant quelque peu les méninges, la fin des temps en 2012, le reste n’est que suppositions, digressions, extrapolations et surtout élucubrations. Si bien que la lecture, lente au début, s’accélère exponentiellement au fil des pages. Ce qui n’empêche pas le livre de connaître un grand succès auprès du public. Etant donné la fièvre eschatologique, qui se propage actuellement sur internet et dans l’édition, il ne serait pas étonnant qu’un scientifique à l’imagination fertile sorte lui aussi de son chapeau l’année 2012, après étude des pétroglyphes de Sapa.
Certes, la dramatique crise financière ajoutée aux catastrophes écologiques, naturelles et humaines, qui chaque jour s’affichent sur les écrans de télévision, ne laissent présager rien de bon. Mais doit-on pour autant perdre espoir? Non, car ce serait faire le jeu des pires fanatiques, capables de mettre le feu à la terre, pour prouver que les prédictions disent vrai.
Pierre Roisson