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Le Bal des Illusions

Date de publication : 03/06/2024
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Livre Le Bal des Illusions - Ce que la France croit, Ce que le monde voit

 

La puissance de la France en Asie-Pacifique est-elle un mirage ?

 

L’ambassadeur Christian Lechervy, auparavant en poste en Birmanie, a lu «Le Bal des Illusions – Ce que la France croit, Ce que le monde voit» (Ed. Grasset) de notre ami Richard Werly.

 

L’ouvrage est disponible auprès de la librairie Carnets d’Asie à Bangkok.

 

Par Christian Lechervy

 

Me sachant lecteur de Gavroche depuis bien des années, la rédaction m’a demandé de jeter un œil d’Asiate et d’ex-ambassadeur sur l’essai « Le bal des illusions : ce que la France, croit, ce que le monde voit ». Pour lever une certaine réticence, il m’a été précisé que j’avais carte-blanche et que je pouvais même me montrer « franchement critique ». Une invitation « malveillante » ? Certainement pas ! Simplement une injonction, traduisant ô combien la politique étrangère d’un État est un thème de débats comme les autres. Elle l’est par nature notamment à la veille des scrutins électoraux dimensionnant (ex. élections européennes du 9 juin 2024) mais aussi du fait des divergences d’opinion dans une démocratie. Au fond, il ne peut y avoir de véritable consensus sur les relations à entretenir avec les superpuissances (ex. Chine, États-Unis, Russie) ou la place à accorder à certains théâtres stratégiques (ex ASEAN, Indo-Pacifique, Océanie,…). Tout au plus, il peut se dégager une doctrine et des principes d’action.

 

Regards du diplomate sur les essayistes

 

Dans cette chronique me voilà donc dans le rôle du diplomate soumis au devoir de réserve à commenter les libres propos du correspondant France/Europe du média suisse Blick, Richard Werly, et du grand reporter du quotidien hexagonal La Croix, François d’Alançon. Suis-je le chroniqueur le plus idoine pour cet essai ? Pas si sûr ! Le ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères est une administration aux effectifs limités. La presse écrite, radio ou télévisée compte, elle aussi, un nombre réduit de collaborateurs spécialisés sur les questions internationales et plus encore sur l’Asie-Pacifique.

 

En conséquence, depuis quelques décennies déjà avec les deux auteurs, nous n’avons pas cessé de déambuler dans les cercles politico-diplomatiques et parmi les chroniqueurs internationaux. En outre, nous appartenons à la même génération. Au fil des années et des événements, nous nous sommes donc régulièrement croisés, écoutés et lus car, au fond, journalistes et diplomates cohabitent. Ils ne cessent d’interagir, à s’employer même. Pour autant, chacun garde son libre arbitre et demeure dans son univers professionnel. Néanmoins, j’ai appris de ces contacts et retrouvé dans cet essai le même goût pour les questions de politiques étrangères et de sécurité. Nous avons aussi la même passion pour la France et l’Union européenne.

 

Jour après jour, nous nous employons à décrypter le monde tel que nous le percevons et le couchons sur nos papiers en quelques milliers de signes. Cette franchise mise en narratifs, nous la devons à nos lecteurs, que les analyses proposées éclairent urbi et orbi les citoyens comme ici ou qu’elles conduisent à proposer, sous le couvert du secret de la correspondance diplomatique, des prises de paroles d’autorités gouvernementales ou à suggérer des manœuvres politico-administratives d’intérêt national. Chacun, avec ses sources d’information, regarde et cherche à dépeindre le monde qui tressaute ou se convulse. Mais dans tous les cas de figure, nous avons pris l’habitude de regarder la France depuis l’étranger, que celui-ci soit notre lieu de vie, de contacts ou de reportages.

 

Un même besoin de regarder la France depuis l’étranger

 

Ces regards « extérieurs », ces miroirs, ce « décentrement » si l’on peut dire, sont essentiels à une époque où les commentaires sur les questions internationales se ré-idéologisent tant dans l’hexagone qu’à l’étranger (cf. Chine, États-Unis, Inde, Russie, Turquie…). Dans un tel contexte, exposer des vues journalistiques fondées sur des faits et non sur des a-priori est une contribution à la lecture des politiques publiques mais plus encore à notre démocratie. C’est pourquoi, la première qualité de l’enquête de R. Werly et F d’Alançon est d’être allé au contact des « Autres » pour saisir comment la France et sa diplomatie sont perçues. Mais l’appréciation à un temps T d’un pays n’étant pas nécessairement en concordance avec le jeu de ses acteurs, la dissonance voire son ampleur mériteraient d’être décortiquées dans le détail, y compris pour anticiper les effets dommageables ou réparateurs des politiques du moment.

 

Une attention aux acteurs privés (cf artistes, entreprises, intellectuels, sportifs) s’impose également, tant certains d’entre eux façonnent l’aura internationale d’une nation et deviennent des relais d’influence. En outre, les décalages d’mages peuvent se modifier de manière non négligeable du fait d’agrégats politico-philosophiques plus larges. La construction européenne ou la ré-émergence de l’idée de l’Occident, voire d’un « Nord Global » pour reprendre une image cardinale à la mode, pèsent considérablement sur l’idée que l’on se fait à travers le monde de la France, de ses ambitions, de son rôle, de sa puissance et de ses actions. En Asie, sondage après sondage, on est frappé de constater combien la dégradation de l’image des Etats-Unis entraînent celles de l’Union européenne.

 

Les jugements se construisent également à partir des vues sur le passé. Sur ce point, le moins que l’on puisse dire c’est que les Français ont une franche tendance à magnifier leur passé, le plus récent (ex. Trente glorieuses), comme le plus ancien, au détriment du présent voire dorénavant du futur. Ce biais émotionnel est non seulement transgénérationnel, mais il est porteur d’une vision différente de la France selon les tranches d’âge. Les « Illusions » sur la Nation et son influence ne sont pas les mêmes selon que l’on est un baby-boomer de la Guerre froide ou un jeune adulte de la génération Z. Mieux illustrer cette distorsion permettrait d’ajuster les éléments de langage de la diplomatie publique basés, trop souvent, sur un message à caractère général.

 

Mieux se comprendre au travers des yeux des « Autres »

 

Dans l’établissement de l’état des lieux, les deux essayistes ont eu la franchise de dire qui était les Autres portant un jugement sur les (in)actions de la République. Cette transparence aide à saisir qui pense quoi et peut-être à en corriger si nécessaire les vues infondées. Dans un même pays, les appréciations sur ce que fait, ou ne fait pas Paris, peut varier considérablement selon que l’on interpelle un cadre politico-administratif du pays tiers, un élu, un représentant du monde académique, des affaires, de la culture, de la presse, des think tank, ou encore d’une organisation de la société civile, sans même parler des opinions publiques prises comme un tout. Cette collecte de données est d’un intérêt premier pour les diplomates chargés de peser sur les relais d’influence des pays où ils sont affectés.

 

Une autre qualité du travail de R. Werly et F. d’Alançon est d’avoir su faire le distinguo entre ce qui relève de l’aura, du rayonnement et de l’influence. Ils se sont penchés, avant tout, sur le troisième terme de l’équation pour savoir s’il y a un décalage plus ou moins grandissant entre l’ambition et son rendu, entre hier et aujourd’hui. Mesurer finement ces écarts, sans subjectivité, c’est loin d’être aisé mais c’est à quoi parviennent auteurs. Certes, le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères exprime quotidiennement son point de vue à l’occasion du point presse de son porte-parole, le président de la République énonce chaque fin août un vaste tour d’horizon devant les ambassadeurs et en janvier devant les plénipotentiaires étrangers en poste à Paris mais ces propos sur l’actualité la plus brûlante ne donnent qu’une idée générale des ambitions hexagonales, ou encore des moyens français et/ou européens à mettre en œuvre pour y parvenir. Ils ne laissent qu’entrevoir la manière dont la France se voit elle-même.

 

Par construction, les autorités nationales ne s’épanchent guère sur la manière dont elles se perçoivent face au monde. Les diplomates, en public tout au moins, ne sont pas plus disert. Il est donc bien difficile de mesurer leur degré d’illusions sur ce qu’ils font ou s‘apprêtent à faire. Ils savent néanmoins qu’il est attendu d’eux une certaine emphase et qu’ils devront compter avec des moyens toujours jugés comme sous-dimensionnés.

 

Illusions ou prestidigitations ?

 

Cacher une partie de ses intentions et de ses moyens est au cœur de la tactique politico-diplomatique, c’est tout le contraire de s’illusionner sur ce que l’on est et sur ce qu’on cherche à obtenir. La diplomatie, c’est d’abord du réalisme, c’est d’ailleurs ce que l’on dénonce le plus souvent, mais qu’il faut bousculer par des idées disruptives, du rêve et parfois de la brutalité. Sans ces chocs narratifs ou pratiques, il n’y aurait qu’à gérer des conflits gelés et le tout venant. Il n’y a pas de diplomatie digne de ce nom sans ambitions. Les Illusions sont nécessaires pour s’adapter, innover, dynamiser.

 

Le concept Indo-Pacifique promu par le président E. Macron depuis son premier mandat est une bonne illustration de ce processus politique. Dans ce cas d’école, il a poussé la France et son appareil d’État à définir sa singularité stratégique (cf. puissance d’équilibre), à (re)valoriser l’insertion (sous-)régionale de ses outre-mer, à octroyer de nouvelles ressources budgétaires à cette aire géographique. Dans un tel moment constructiviste, il est parfois cocasse de constater des ambitions prêtées par les commentateurs bien au-delà de ce à quoi aspirent les initiateurs politico-administratifs.

 

Dès lors qui s’illusionnent ? L’analyste s’est-il trompé de perspectives ou le promoteur conceptuel s’est-il (in)volontairement mal fait comprendre ? L’importance généralement donnée à la grandeur de la France et à celle de ses hommes sont ici des facteurs supplémentaires d’incompréhensions sur les stratégies diplomatiques bâties.<, les auteurs le soulignent à juste titre.

 

L’ »illusionnisme » n’est pas simplement le fruit d’une politique mal calibrée, il peut aussi naître de la nécessité de produire des politiques macro-régionales pour répondre aux défis stratégiques, économiques, financiers, environnementaux auxquels nous sommes confrontés. Les relations internationales se complexifient plus du fait de leur multi-verctorialisation que par l’émergence de multipolarités. Avant tout, le monde et l’Asie se dé-compartimentent. Dorénavant, un État d’Asie du sud-est peut être institutionnellement à la fois partie prenante à l’ASEAN et d’une autre organisation sous-régionales (cf. l’Indonésie au Groupe du fer de lance mélanésien).

 

Cette polygamie institutionnelle est possible puisque les plateformes transnationales de coopération se multiplient en Asie du sud-est (cf. ACMECS, BIMSTEC, Mékong,…) et aux échelles (trans-)-continentales. Ces dynamiques interétatiques ont de quoi donner le vertige, en particulier aux grandes puissances du passé et de l’Occident. Ces dernières ne sont plus comme au lendemain de la Seconde guerre mondiale ou de la Guerre froide dans des situations de partenaires privilégiées ou uniques. Aujourd’hui, l’ASEAN, le Forum des îles du Pacifique, pour ne prendre que deux exemples, dialoguent avec le monde entier. Tout le monde parle avec tout le monde.

 

Certes, les intentions et les capacités coopératives varient mais les options multi-vectorielles sont là pour aider nos partenaires étrangers à œuvrer sur la scène internationale. La grande « illusion » serait donc de croire que nous sommes incontournables, surtout dans un monde de plus en plus régi par des logiques transactionnelles pour aboutir à ses fins.

 

En nous proposant de nous regarder avec les yeux des « Autres », R. Werly et F. d’Alançon n’ont pas flatté les égos parisiens. Ils n’en ont pas pour autant produit un livre à charge sur la France et sa politique extérieure. Ils partagent et documentent leurs interrogations. Ils en méritent d’autant plus notre attention. Aux vues de cette vaste enquête, on est tenté de leur fixer un rendez-vous. Continuez à nous dépeindre dans vos colonnes la France au travers des regards étrangers et esquissez, dans la perspective des prochaines élections présidentielle et législative, dans un nouvel essai des pistes d’ajustements de notre diplomatie nationale et de son articulation avec celle de nos partenaires européens. La qualité de vos plumes et de vos analyses sourcées sont les meilleures garanties d’un deuxième volume aussi passionnant et stimulant que le « Bal des illusions » d’aujourd’hui.

 

Richard Werly – François d’Alançon : Le Bal des illusions. Ce que la France croit, ce que le monde voit, Grasset, 321 p, 22 €

 

Christian Lechervy
Conseiller au Centre d’analyse, de prévision et de stratégie du ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères

 

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