Kyar Pauk, l’artiste transformé en exilé par la junte, une chronique du conflit birman par François Guilbert
Sur la scène musicale birmane Han Htue Lwin alias Kyar Pauk est un artiste bien installé. Musicien, chanteur, compositeur, scénariste rangounais, son aura nationale a grimpé en flèche avec l’émission de télévision The Voice dont il fut le coach et le producteur. Comme de nombreuses stars, la dernière décade ne fut pas pour lui l’occasion d’un engagement politique tous azimuts. Les régimes militaires ne relevaient-ils pas désormais d’un passé révolu ? Il s’était donc dédié corps et âme à la chanson, au parcours de son groupe Big Bag, à l’organisation de concerts et à la peinture. Une vie bien remplie mais en marge du monde politique et de ses joutes partisanes.
Le 1er février 2021, tout a basculé, pour lui et des millions de Birmans, quand le général Min Aung Hlaing s’est emparé du pouvoir les armes à la main. Le guitariste renommé est brutalement devenu un homme traqué, condamné à fuir d’abord sa ville puis son pays, pour la Thaïlande et in fine la France où il est un apatride.
Cette odyssée s’est imposée au musicien comme à ses deux filles adolescentes
Sa clandestinité urbaine, ses cavales au travers des États Kayah et Kayin, ses changements de domicile sans papier dans le Royaume voisin ont constitué son quotidien pendant près de deux années. Un déracinement spatial, temporel (tout prend plus de temps) et affectif. Kyar Pauk s’est vu ainsi imposer de se passer de ses moyens de communication usuels (cf. téléphone mobile, comptes sur les réseaux sociaux), de facilités de paiements, de soins immédiats ou encore de certaines habitudes alimentaires. Ce périple tumultueux n’aurait pas été possible et surtout si long sans de nombreuses complicités venues notamment des rangs des insurgés du Front démocratique des étudiants birmans (ABSDF) et de l’Armée karen de libération nationale (KNLA).
Au fil des chapitres, on entrevoit également le rôle de diplomates étrangers bien loin de la non-assistance à personnes en danger et de certaines agences onusiennes, en premier lieu l’Organisation internationale pour les migrations (OMI) et l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Cependant, le gite, le couvert et parfois les transports ont été offerts bien souvent au fugitif par de parfaits inconnus. Ceux-ci ont agi sans la moindre demande de contrepartie. Dans un environnant de dangers permanents, Kyar Pauk raconte ces gestes de solidarité gratuite et les émotions profondes qu’ils ont générés chez lui. Il ne veut surtout pas les oublier. C’est pourquoi, il a décidé de les coucher dès maintenant sur le papier avant que le temps ne fasse son œuvre ; les efface les uns après les autres. Par prudence, les noms de ces soutiens ont nécessité d’être occultés derrière des noms d’emprunts.
Plus qu’un journal, ce livre, aujourd’hui disponible en anglais, en birman et en français, est un essai sur la résilience et un reportage sur les réseaux de résistance au régime militaire du Conseil de l’administration de l’État (SAC).
Ce sont des mémoires de lutte contre les régimes militaires successifs, les différents temps de la Révolution du printemps mais aussi un outil thérapeutique pour vaincre les douleurs de l’exil, de la perte des repaires d’antan et de la disparition de tant de proches broyés par la guerre civile. Au fil des violences commises par la junte sur des civils désarmés, les traumatismes n’ont pas cessé de s’amplifier.
Pour avoir écrit une chanson de campagne pour la Ligue nationale pour la démocratie d’Aung San Suu Kyi, Kyar Pauk est devenu un homme recherché par l’appareil de sécurité pro-junte œuvrant de Rangoun à Mae Sot (Thaïlande). Cette poursuite pour ce que Kyar Pauk en sait à peser sur ses voisins, sa famille, son environnement professionnel et amical et tous ceux qui l’ont aidé un jour ou l’autre. Les ennuis politiques d’un individu sont devenus en quelques mois des problèmes pour des dizaines de personnes. Une responsabilité qui use psychiquement mais qui bon an, mal an n’a pas altérée sa combativité jusqu’à Paris.
Lutter pour sa survie et la Révolution n’ont pas cessé de s’entremêler au quotidien. Il faut se montrer fort et aussi inventif pour l’une que pour l’autre. Ce lien intrinsèque se retrouve dans la quête de nouveaux revenus monétaires. Ainsi, de tombolas en vente aux enchères en passant par des opérations de marchandisage, le combat public et clandestin s’est poursuivi au côté de la génération Z et du gouvernement d’unité nationale (NUG). Un choix qui n’a jamais été sans risque.
Les menaces se sont propagées sur Facebook Messenger mais également au travers des descentes de la police thaïlandaise auxquelles pouvaient se joindre des agents des services de renseignement de la junte. Mais au travers de Kyar Pauk, c’est à tout un milieu artistique et de créateurs auquel n’a de cesse de s’en prendre le SAC. A ses côtés, on voit se mouvoir chanteurs et compositeurs punk, de rock, de hip-hop ou encore de rap mais également des peintres thaïlandais de renom (ex. U Bat Sat, Wu Chumpol).
Kyar Pauk ne cherche pas de compassions par son témoignage couché noir sur blanc mais à faire connaître les modes répressifs des fidèles au SAC et son combat care (cf. soutiens psychologiques aux victimes des violences), informatif (cf. diffusion de podcasts) et artistique (ex expositions de Chiang Mai à Montparnasse ou Avignon) contre un régime honni. Il dépeint sans fard ses peurs, ses espoirs de manifestants de rues, ses interrogations sur la non-violence, ses accommodations d’intellectuel et père de famille à la vie de migrant clandestin.
Face à un avenir obstrué par les militaires, Kyar Pauk n’a pas d’autre choix que de vivre intensément le présent.
Cette perspective temporelle étroite constitue la plus profonde des transformations pour un homme qui happait jusqu’ici son existence avec avidité et plein de projets pour demain. Au fil des pages, on voit (re)naitre un artiste en lutte dans un monde où il est déterminé à ne plus jamais sous-estimer la Tatamdaw et ses chefs avides de pouvoir. Il s’agit de ne plus rêver à une intervention des troupes de l’ONU mais de combattre avec ses armes et sa détermination un système de pouvoir qui entend coûte que coûte perdurer. Dans cette lutte farouche, l’auteur vante l’adaptabilité des Hommes, leur ingéniosité à contourner les contraintes les plus dures comme les plus absurdes.
L’expérience de fugitif l’a convaincu qu’être un inconnu ne constitue pas un obstacle à la solidarité. Il a aussi compris que la révocation de sa citoyenneté par la junte fait de lui un exilé mais pas un étranger à la Birmanie. Il est un homme qui demeure un Birman attaché à sa terre, son histoire et sa culture. Pour preuve s’il en fallait, l’éditeur a eu la très bonne idée de conclure l’ouvrage par quelques photos de Kyar Pauk en concert dans l’État Shan et de son œuvre picturale. Pour mieux connaître encore l’artiste un QR Code renvoie à ses concerts, dessins et peintures.
Kyar Pauk : L’Odyssée, journal d’un exil birman, Editions SIKIT, 2025, 252 p, 16 €
François Guilbert
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