Vous avez dit Whisky Japonais ? Une chronique culinaire et alcoolisée de François Guilbert.
Depuis des années déjà, l’Empire du Soleil Levant s’est bâtie une solide renommée internationale dans le monde des alcools et spiritueux. Si le nihonshu (vin de riz) et les alcools distillés tels le Shochu de Kyushu ou l’Awamori d’Okinawa gagnent encore à être mieux connus, les sakés ont su ; eux, se constituer une sacrée réputation et une large clientèle. Cependant au fil du temps, chez les cavistes du monde entier sont apparus d’autres offres japonaises, faites de produits dits « occidentaux » : vodkas, gins et whiskys. Mais à dire vrai : tous ces breuvages sont-ils aussi récents qu’on le croit ? Dans le cas des whiskys, il n’en est absolument rien.
Certes, le savoir-faire des distilleries nippones a permis depuis peu l’arrivée sur les marchés asiatiques, européens et d’Amérique du nord de dizaines de marques et de millions de litres mais, comme dans le cas des whiskys, on ne devient pas comme cela le quatrième spiritueux le plus consommé dans le monde. Bien que les offres japonaises ne cessent de se multiplier, deux acteurs ont su durablement s’imposer et structurer, depuis près d’un siècle, la sphère économique.
A l’origine de l’aventure spiritueuse à l’occidentale, deux hommes d’exception : Masataka Taketsuru (1894 è 1979), le fondateur de la société Nikka, et Shinjiro Torii (1879 – 1962), le créateur du groupe Suntory. D’une association faite pour lancer le premier whisky japonais est née une rivalité industrielle qui structure encore aujourd’hui la production de l’archipel. De l’histoire de deux fortes personnalités, ayant des idées très arrêtées sur leurs ambitions, les circuits commerciaux indispensables pour les mettre en œuvre et des enracinements dans deux terroirs que tout oppose (cf. la distillerie Yamazaki près de Kyoto versus la distillerie Yoichi sur l’île septentrionale d’Hokkaido), Fabien Rodhain et Didier Alcante ont tiré une jolie et très documentée bande dessinée.
Centré sur le cours de la vie du plus jeune des innovateurs, le chimiste Masataka Taketsuru et son épouse britannique Rita Cowan (1896 – 1961), l’ouvrage est l’occasion de revenir sur l’ouverture du Japon depuis l’ère Meiji. On (re)découvre comment le whisky se diffusa à partir de l’expédition du commodore Matthew C. Perry de 1854, se mit en place des circuits de production d’alcools frelatés et émergea l’idée de produits un whisky local de qualité et d’influence écossaise. Restait à savoir si le liquide réalisé, tourbé ou non, trouverait grâce aux palais des buveurs du XIXème et XXème siècle et s’imposerait aux pairs européens ! Tout cela fut fait mais pris du temps, beaucoup de temps.
L’élaboration subtile du breuvage et sa production, rencontrèrent bien des vicissitudes. L’appétit du gain des sponsors financiers, les montages contractuels alambiqués, les turbulences de l’Histoire, les tours de main à maîtriser, les bonnes matières premières à trouver sont venus perturbés plans et projets. Au final, le succès n’en est pas moins là. La qualité des produits japonais n’a dorénavant rien à envier à celle des « concurrents » : bourbons américains, scotchs écossais et whiskeys irlandais. Ils demandent tous à être consommés avec modération mais ils ont des identités gustatives bien marquées et ravissant les papilles des jurés des concours et des consommateurs.
Avec les dessins d’Alicia Grande et de sa coloriste Tanja Wenisch, on déambule dans une histoire aux couleurs pastel, où les drames et rebondissements sont nombreux mais on découvre combien les assemblages glissés dans les verres sont d’abord le fruit d’amour, de passion, de technicité et de ténacité des équipes de production. Whisky San rend un vibrant hommage à un homme d’exception mais aussi à la mixité culturelle, aux développements économiques croisés, à la création et à la capacité de s’enrichir gustativement les uns les autres.
La mondialisation dans sa version « whisky » fonde de nouveaux liens transcontinentaux, chaque terroir en sortant gagnant. Mais au-delà de cette réalité économique, entrepreneuriale et humaine ; pour tous ceux qui voudraient en savoir plus encore, aller au-delà de l’histoire romancée par le trio Rodhain – Alcante – Grande, on le recommandera de s’en remettre à la quasi-encyclopédie de Brian Ashcraft , Idzuhiko Ueda et Yuji Kawasaki, « Whisky japonais : la voie de l’excellence », publiée en 2018 par Synchronique Éditions (224 p, 35 €). Les lecteurs y trouveront pourquoi le whisky japonais est aussi bon et des dizaines des produits d’excellence décortiqués notamment les bouteilles de Suntory et Nikka, sans compter celles issues d’autres distilleries du pays qui méritent de l’attention (ex. Chichibu, Mars).
Fabien Rodhain, Didier Alcante & Alicia Grande : Whisky San, Grand Angle, 137 o, 24,9 €
François Guilbert
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