L’universitaire et ex-ambassadeur Kishore Mahbubani fut longtemps le chantre des « valeurs asiatiques ». Il signe aujourd’hui un ouvrage plus indulgent vis-à-vis de l’Occident. Explications.
La grande convergence : « l’Asie, l’Occident et la logique d’un seul monde » (1) : Finie l’époque où l’universitaire Singapourien Ki- shore Mahbubani se délectait des difficultés de l’Europe ou, plus rarement, des Etats-Unis. Dans son dernier essai, pas encore traduit en français, le doyen de l’institut lee Kuan yew pour les politiques publiques – sorte de Sciences-Po Singapourien – joue la carte du rapprochement obligé. Impossible, selon lui, de faire bande à part dans la mondialisation. Les destins de l’Asie et de l’occident sont liés. Avec une image-choc, répétée lors de l’entretien qu’il nous accordé en juin : « le monde d’aujourd’hui, ce n’est pas 190 pays chacun sur un bateau, mais 190 capitaines à bord d’un même navire… »
Soit. l’image, très onusienne – l’auteur représenta à deux reprises son pays aux Nations Unies – a de quoi plaire aux chantres d’un monde global, polissé et bien élevé. Un monde au sein duquel les autorités de Singapour se ver- raient bien jouer le rôle d’entremetteurs et d’interprète est-Ouest, comme le fait un peu la « Suisse » à l’époque de la guerre froide entre les blocs communistes et capitalistes. Sauf que l’argument, au-delà de l’énumération des réalités convergentes sur le plan technologique ou financier, bute sur des difficultés sérieuses : un seul bateau, vraiment, pour abriter Pékin et Washington ? Un seul bateau, vraiment, pour abriter les états de l’Asie du Sud en bisbilles frontalières récurrentes ? Un seul bateau pour convoyer les ressources naturelles que la Chine accapare, au détriment de ses rivaux occidentaux ? L’analyse de Kishore Mahbubani, étayée par de nombreux extraits d’ouvrages – surtout anglo-saxons – est donc plus intéressante par son approche que par son argumentaire.
Même si la théorie de la « Grande convergence » avancée par l’auteur est discutable, son souci de montrer la communauté d’intérêts entre l’Est et l’Ouest prouve combien les réflexions évoluent à Singapour, où les élites savent que leur survie dépend de leur capacité à rester à l’avant-garde.
Singapour, île-état de quatre millions d’habitants devenue une place financière où les banques gèrent près de deux mille milliards de dollars d’actifs, n’a rien à gagner à la confrontation, même idéologique. Le discours de Kishore Mahbubani est celui d’un pays aujourd’hui développé, dont la problématique ne consiste plus à émerger, mais à maintenir son avance et à s’imposer comme pôle de coopération régional.
Son livre est dès lors porteur d’une bonne nouvelle. Il prouve que les termes du débat politique, en Asie, bougent en fonction des priorités, et que les soi-disant vérités assénées hier sont facilement remisées lorsqu’elles n’ont plus d’utilité.
Kishore Mahbubani, au fond, est un intellectuel très « Made in Singapour ». Brillant. Compétitif. Apte à saisir les débats du moment et à en tirer les meilleurs arguments. Mais de convictions inébranlables, point. l’homme a compris que le déclin de l’Occident qui lui paraissait hier inéluctable serait porteur, s’il se réalise, de sérieux problèmes pour l’écosystème de son petit pays indépendant depuis 1965. Mieux vaut dès lors prôner le rapprochement.
Proche de la chine, Singapour à l’évidence ne fait guère confiance aux maîtres rouges de Pékin. Il n’est qu’à voir, dans les rues de l’île, le mépris dans lequel les Singapouriens tiennent les travailleurs chinois du continent…
Cette « grande convergence », comme hier les « valeurs asiatiques », est un paradigme destiné à être utilisé pour rassurer les uns et alerter les autres. Rassurer l’Europe et les États-Unis sur le fait que l’asie ne souhaite pas nécessairement prendre ses distances d’avec leurs « modèles » pourtant raillés. Alerter les asiatiques sur le fait que les difficultés économiques européennes et américaines sont porteuses de plus d’instabilité que de solutions et d’opportunités. A l’heure où une partie des dirigeants de la région, enivrés par le boom récent des marchés boursiers et leur insolente santé économique, ne veulent pas voir les failles de leur « miracle », le diagnostic de Kishore Mahbubani a l’avantage d’être réaliste.
(1) « The Great convergence : Asia, the west and the logic of one word » (Public Affairs publishing)