Depuis un an, la minorité musulmane rohingya est plus que jamais la cible de tous les racismes et de toutes les violences de la part des Birmans à grande majorité bouddhistes. Le président birman Thein Sein est en France hier et aujourd’hui, l’occasion pour de nombreuses associations de lancer un appel, relayé dans une pétition, aux gouvernements français et britannique pour qu’ils s’impliquent dans la résolution du conflit.
Dans Nous, les Innommables, un tabou birman (Steinkis éditions), Habib, un réfugié rohingya, raconte la Birmanie depuis l’Etat de l’Arakan jusqu’à sa longue fuite vers la liberté en Australie. Grâce à ce livre poignant et captivant co-écrit avec la journaliste et spécialiste de la Birmanie Sophie Ansel, le lecteur met un visage sur ce peuple apatride, persécuté et trop longtemps ignoré par les médias.
Vous co-signez le livre avec Habiburahman, un réfugié rohingya. Comment avez-vous commencé à vous intéresser à la cause des Rohingyas et comment avez-vous rencontré Habib ?
J’ai découvert la Birmanie en 2006. J’ai voyagé plusieurs mois dans les zones ethniques, dans les Etats Kachin et Arakan et vécu quelques semaines à Sittwe où j’ai fréquenté des classes d’apprentissage de l’anglais. La propagande anti musulmane était déjà bien installée, la ségrégation des musulmans semblait naturelle. Les rares étudiants musulmans étaient mis à part au fond de la classe et osaient à peine me parler. Je me suis rendue au village rohingya le plus proche, Nasih. On ne m’a pas encouragée à y aller. Une fois sur place, j’ai découvert un ghetto de détresse. Plus tard, j’apprendrais qu’Habib y a passé une partie de son adolescence. En juin 2012, ce village a été réduit en cendres, déserté. Sur les dizaines de milliers d’habitants, combien de survivants ? En 2006, j’ai poursuivi mon enquête en Malaisie auprès des ethnies réfugiées birmanes : les Zomis, les Marah, les Kachins, les Karens, les Mons, les Bamars, les Rohingyas, etc. Leurs témoignages ont donné lieu à la bande dessinée Lunes Birmanes (ed. Delcourt). C’est à ce moment-là que j’ai rencontré Habib. Il en avait gros sur le cœur et notait scrupuleusement tout ce dont son peuple était victime au quotidien autour de lui. Sa conscience de ses droits humains était frappante. Puis j’ai su qu’il avait été arrêté lors d’une rafle nocturne. S’ensuivirent de longs mois de détention en Malaisie avant qu’il ne soit remis entre les mains de trafiquants et sauvé par sa communauté contre une somme d’argent. Je l’ai retrouvé en 2008 et 2009 à Kuala Lumpur toujours aussi combatif, manifestant pour les droits des siens. Lorsqu’en janvier 2010 il m’a appelé du fond de sa cellule en Australie, il m’est apparu important de raconter l’histoire des Rohingyas à travers son expérience intime et édifiante.
Le témoignage d’Habib est effectivement édifiant. Apatride, il est victime d’une traque incessante où qu’il aille. Comment en est-on arrivé à ce que cette minorité musulmane soit autant rejetée et haïe en Birmanie ?
Les Rohingyas étaient une ethnie reconnue de Birmanie, notamment par le gouvernement birman en 1959. Mais lorsque le dictateur Ne Win a pris le pouvoir par un coup d’Etat en 1962, tout a basculé. Le tyran n’a jamais caché ses préjugés racistes et anti-musulmans. En 1982, il promulgue une loi sur la nationalité qui prive les Rohingyas de leur droit à la citoyenneté birmane. Du jour au lendemain, ils deviennent tous apatrides. Le mot Rohingya devient tabou. Habib devient le « kalar » de Birmanie, l’équivalent de « bougnoule ». Le racisme s’installe à force de propagande. Le consul birman à Hong Kong justifiera qu’ils ne puissent être Birmans car « ils sont aussi laids que des ogres ». C’est ce racisme et ces préjugés qui sont l’héritage le plus atroce de la dictature et qui font aujourd’hui un véritable carnage humain. Durant toutes ces années, les tyrans ont parqué les Rohingyas dans une sorte d’état d’Apartheid. Et lorsqu’ils fuient la Birmanie, les Rohingyas ne trouvent aucun répit. Ils sont traqués partout, que ce soit en Malaisie, en Thaïlande, en Chine ou au Bangladesh. Ils n’ont nulle part où aller et sont à la merci des trafiquants d’êtres humains.
Depuis l’année dernière, la Birmanie est sous le feu des projecteurs, les médias du monde entier louent l’effort démocratique depuis la libération d’Aung San Suu Kyi. La persécution des Rohingyas, c’est l’envers du décor idéal d’ouverture et de démocratie ?
Plus que l’envers du décor, l’apparente ouverture démocratique et l’enthousiasme exagéré qui l’a accompagnée ont étouffé les exactions tragiques commises contre les Rohingyas et les musulmans de l’Arakan. Le rapport de Human Rights Watch du 22 avril 2013 parle d’un peuple en voix d’extermination, de nettoyage ethnique et de fosses communes. Le massacre de populations par la violence, mais aussi par la famine, la ségrégation, les viols collectifs et l’impossibilité d’accès à des soins médicaux n’est donc pas un problème à prendre à la légère qu’on peut repousser à demain, et surtout pas jusqu’aux élections de 2015. La vie de centaines de milliers de personnes est aujourd’hui en danger de mort.
En juin 2012, lorsque la campagne de nettoyage ethnique a été lancée, Habib était dans un centre de rétention en Australie. Le seul point positif de sa détention était qu’il avait un accès au téléphone, à internet et beaucoup de temps qu’il a mis à contribution pour alerter le monde lorsque les massacres étouffés se sont produits. Il était en permanence en liaison avec l’Arakan et la communauté rohingya en exil à travers le monde. Mais malgré tout, sa voix, leurs voix n’ont pas été relayées. C’est la parole et les chiffres d’un gouvernement depuis longtemps accusé d’exactions envers les Rohingyas qui ont été repris. Une majorité de médias ont manqué de regard critique quant aux versions officielles. Lorsque l’Europe décide de lever les sanctions économiques qui avaient été imposées à la Birmanie au regard de ses crimes contre l’Humanité, c’est clairement négliger l’ampleur de la gravité des massacres des Rohingyas. On ne peut construire une démocratie sur le sacrifice d’une minorité. Les médias ont leur part de responsabilité. En ne voyant la démocratie que par le prisme d’Aung San Suu Kyi, en alimentant l’idolâtrie excessive en 2012, ils ont sacrifié l’espace médiatique qui aurait dû être consacré aux massacres des Rohingyas et aurait permis d’alerter le monde.
L’ONU considère pourtant les Rohingyas comme la minorité la plus persécutée au monde. Même Aung San Suu Kyi semble ne pas les aider…
J’ai vu de nombreuses fois Habib et sa communauté en Malaisie manifester avec ferveur devant l’ambassade birmane pour la libération d’Aung San Suu Kyi et les prisonniers politiques. Dans l’Arakan, les Rohingyas ont prié pour elle. Aung San Suu Kyi a été une icône de la démocratie et des droits humains et vénérée par beaucoup. Aujourd’hui libérée, elle est devenue une femme politique. Ses mots auraient pu bouleverser le sort des Rohingyas et l’attitude des leaders internationaux vis à vis du gouvernement birman. Plus que personne au monde, elle avait le pouvoir de changer le destin des Rohingyas. Bien que les diplomates du monde entier y aient fait un passage, elle n’a pas jugé important d’aller rendre compte de la situation dans l’Arakan et a préféré voyager à travers le monde pour y recevoir des récompenses. Elle s’est pliée à la loi de la majorité et préfère prendre les militaires dans le sens du poil. « Usez de votre liberté pour promouvoir la nôtre ». Les beaux principes s’oublient en politique.
A la fin de votre livre, Habib est enfermé dans un centre de rétention en Australie depuis 955 jours. Comment a évolué sa situation depuis ? Que fait-il maintenant ?
Après d’énormes pressions de la part de groupes humanitaires et d’avocats, Habib a été libéré après 1035 jours. Aujourd’hui, il est libre mais la liberté dont il a rêvé toute une vie a un goût bien amer. Il travaille avec des demandeurs d’asile. Il continue d’être un relais des informations sur ce qui se passe en Birmanie en espérant finir par être entendu. Il s’adapte à sa liberté fraîchement acquise et économise autant qu’il peut pour pouvoir rassembler l’argent pour sauver sa famille. Il a fui toute sa vie en espérant leur venir en aide, mais il n’a pu sauver son père mort en 2008 suite à un emprisonnement prolongé. Il a perdu le contact avec sa mère et une de ses sœurs qui ont été piégées par les violences et sont coincées dans l’Arakan. Son frère a disparu. Quelque part dans le pays, l’une de ses sœurs a caché son identité de Rohingya et vit dans la peur de nouvelles actions de terreur contre les musulmans.
Propos recueillis par Juliette Tissot