Grand comme trois fois la France pour une population de seulement trois millions d’habitants, la Mongolie est un pays où la nature a encore le respect des hommes. Nomades dans l’âme, les Mongols, fiers d’être les descendants des plus grands conquérants de l’histoire de l’Humanité, mènent leurs troupeaux à travers les immenses steppes de ce pays aux hivers parmi les plus rudes de la planète. Reportage issu de nos archives.
Après 70 ans passés sous tutelle soviétique, la Mongolie s’ouvre au monde et aux voyageurs en quête de grands espaces. Découvrir le pays de Genghis Khan à cheval, c’est côtoyer au plus près la vie des nomades, leur culture et leur mode de vie si particulier. C’est aussi, pour certains, réaliser un rêve : galoper à bride abattue dans des espaces infinis, sous le regard des loups…
Le fourgon Waz 4×4 de fabrication soviétique fonce à vive allure sur le plateau désertique, absorbant sans gémir les ornières qui jalonnent la piste de terre. Alors que le jour décline rapidement, Bataa, notre chauffeur, taillé comme un lutteur, est le seul à connaître le chemin qu’il faut suivre pour rejoindre, là, quelque part au beau milieu de la steppe, la yourte de l’éleveur où nous devons prendre possession des chevaux. Nous avons quitté Oulan-Bator, la capitale, tôt le matin, pour prendre plein ouest en direction de l’Arkhangai. C’est dans cette région des grandes steppes, dans le parc naturel de la vallée d’Orkhon, au cœur de la Mongolie, que nous allons parcourir, pendant une dizaine de jours, plus de 150 kilomètres à cheval.
Il fait nuit noire quand nous atteignons le campement. Le ciel, sans lune, est criblé d’étoiles. Cela fait plus de deux heures que nous n’avons pas croisé âme qui vive. Après avoir déchargé les bagages à la lumière d’une torche, Osoroo, l’éleveur, nous invite à pénétrer à l’intérieur de sa ger (yourte). La température est descendue rapidement. Munkhun, la femme de l’éleveur, s’affaire à allumer le feu dans le poêle en fonte placé au milieu de la tente et dont le tuyau de cheminée passe par une ouverture sur le toit. Très vite, il diffuse une chaleur bienveillante. Nous sommes début septembre, la fin de l’été en Mongolie. La fraîcheur des nuits est très agréable pour les Mongols, habitués aux longs mois d’hiver où la zubd blanche (tempête de neige) qui souffle sur la steppe peut faire chuter le thermomètre au-dessous des moins 20 degrés.
Après avoir goûté au suuteitsai, sorte de thé au lait salé traditionnel bu partout en Mongolie, nous prenons place autour d’une table basse et sur les lits étroits situés à gauche et en face de l’entrée. Le mobilier est rudimentaire. A gauche, près de l’ouverture, le lait frais est stocké dans une poche en peau. Puis vient un premier lit, suivi d’un meuble peint sur lequel trône l’autel des ancêtres. Sur le lit où dort la famille, à droite de l’entrée, une petite fille aux joues roses, les pieds ballants à travers les barreaux, fixe de ses grands yeux le poste de télévision posé sur une commode, feignant de ne pas s’apercevoir de notre présence. Alimentée par un panneau solaire, la télévision est le seul lien qui unit les nomades au monde extérieur, et l’une de leurs rares distractions.
L’aube vient à peine de pointer quand Munkhun enfile son deel, long manteau de laine qu’elle serre à la taille par une ceinture brodée en tissu, avant de sortir de la yourte pour la première traite de la journée. Sa belle-mère est déjà à l’œuvre. Le bétail a passé la nuit à proximité du camp, où les jeunes veaux sont enfermés dans un enclos. Les deux femmes recueillent le lait avec des gestes précis et réguliers. Une fois la traite terminée, le breuvage servira à la fabrication de l’aaruul (fromage séché), du tarag (yoghourt au goût aigre) ou encore de l’orom (crème qui se forme à la surface du lait bouilli).
Alors que le soleil vient de faire son apparition derrière les massifs montagneux qui encerclent le plateau, Bagii, le cuisinier, a déjà préparé le petit-déjeuner en utilisant pour table de cuisine la plage arrière du fourgon. Osoroo, accompagné de son jeune frère, est parti regrouper les chevaux, élevés en liberté. Dépassant rarement 1,40 mètre au garrot, leur résistance leur permet de galoper sur de longues distances et d’affronter les dures conditions climatiques de la région. De caractère docile, compagnons indispensables des nomades mongols, ils sont aussi élevés pour leur viande, le lait de jument fermenté étant lui destiné à la fabrication de l’airag, le tord-boyaux local. Les plus braves d’entre eux seront entraînés pour participer aux célèbres courses d’endurance qui apporteront, lors de grands rassemblements qui se déroulent dans tout le pays en juillet, gloire et fierté aux champions et à leurs éleveurs.
Premier « tchou tchou »
Une fois les chevaux sellés, nous saluons la famille d’Osoroo et partons plein ouest. Enkhmaa, la guide qui nous accompagne, nous a briefés avant le départ sur le parcours de la journée. Dans un français fluent et sans accent qu’elle apprend a l’université d’Oulan-Bator, elle pointe au loin, à deux heures de cheval, un massif au manteau de conifères sur lequel est niché le monastère de Tuvhken, berceau du bouddhisme tibétain en Mongolie. Comme tous les Mongols, elle a appris à monter à cheval dès son plus jeune âge. Originaire d’un village proche de la chaîne de montagnes du Khenti, lieu de naissance de Genghis Khan (Chinggis Khaan pour les Mongols), elle accompagne des groupes en randonnée pendant les vacances d’été pour payer ses études. Cassiopée, l’agence qui l’emploie, spécialiste du tourisme équestre, est l’un des rares opérateurs francophones du pays. Pour organiser ce tour d’une dizaine de jours, elle travaille de concert avec deux familles d’éleveurs qui lui fournissent les chevaux. La randonnée équestre apporte ainsi des revenus annuels supplémentaires aux nomades, pouvant représenter le double, voire le triple de la vente des produits tirés de l’élevage.
A tout juste 20 ans, Bilgee (que nous surnommerons très vite Bill Gates…), le jeune frère de l’éleveur, en paraît dix de plus. Son cheval, nerveux, semble toujours prêt à partir au galop, l’obligeant constamment à tirer sur les rênes pour le retenir. Nos montures sont bien plus conciliantes, ce qui aide à rassurer les cavaliers du groupe dont l’expérience se limite, pour certains, à quelques promenades. Le caractère docile des chevaux mongols, leur petite taille, les selles à deux arçons qui donnent une bonne assise et les grands espaces sans obstacles rendent l’apprentissage plus facile. Patsara, une Thaïlandaise venue d’Indonésie avec son mari français, apprendra avec une facilité déconcertante à maîtriser sa monture. Les chevaux mongols répondent aux rênes contraires (à une main), à la façon des cow-boys, l’autre main servant en général à tenir la corde de la bride, tel un lasso. Cette main libre peut ainsi, lors de galops mal assurés, agripper l’arçon avant de la selle pour trouver un meilleur équilibre.
« Tchou tchou, tchou, tchou », lance Enkhmaa à son cheval pour l’inciter à partir au galop, bientôt suivi de tous les autres. Si le mongol est une langue difficile à mémoriser, « tchou tchou » sera répété à l’envie. La steppe, dans son immensité, offre au randonneur une liberté totale de galoper quand bon lui semble. Qui n’a jamais monté en Mongolie a du mal à imaginer une telle communion entre le cavalier, son cheval et la nature. Un rêve d’enfant pour les nostalgiques de John Wayne et Tony Curtis…
Après une longue ascension à travers une forêt de mélèzes, nous atteignons le monastère de Tuvkhun. Construit au milieu du 17e siècle, c’est de là qu’ Undur Gegeen Zanabazar, premier chef spirituel mongol, a introduit le bouddhisme tibétain en Mongolie. Le site, classé au patrimoine de l’Humanité, est aujourd’hui un lieu de pèlerinage et offre un panorama exceptionnel sur toute la chaîne de Khangai. Une heure après avoir quitté le monastère, le seul que nous croiserons de tout le voyage, nous nous arrêtons à un point d’eau pour faire boire les chevaux. Le soleil décline, inondant les hautes herbes de la steppe d’une lumière dorée, tandis qu’une brise légère s’est levée, apportant son baume de fraîcheur après une chaude journée. Un peu plus loin, le fourgon gris est en vue au détour d’une colline, indiquant notre lieu de bivouac pour la nuit. Tandis que Bill Gates, aidé de Bataa, met les chevaux au pré, nous montons en quelques minutes les tentes et préparons sacs de couchage et couvertures. Les nuits d’été dans les steppes mongoles peuvent être froides…
Le repas est pris assis sur des feutres étalés à même le sol. Au menu, tuivar (nouilles sautées avec des morceaux de mouton) et vin mongol. Le mouton, mieux vaut aimer, car en Mongolie, il est servi pratiquement à chaque repas, décliné sous différentes formes. Mais nous avons de la chance. Bagii, notre cuisinier, travaille le reste de l’année dans le restaurant d’un grand hôtel de la capitale. Virtuose du réchaud, il arrive à concocter des plats savoureux dans des conditions plus proches du camping sauvage que de la cantine…
Le lendemain matin, nous nous extirpons avec peine des sacs de couchage, les reins endoloris. Les effets de la journée à cheval, combinés à une nuit sous la tente, commencent à se faire sentir. Mais après deux ou trois jours de ce régime, rassure Enkhmaa, le corps s’habitue et les maux disparaissent. Ce qui n’est pas pour déplaire à Vincent, le mari de Patsara, victime d’échauffements qui lui posent quelques problèmes pour s’asseoir… Alors que nous nous apprêtons à lever le camp, une horde de chevaux passe au galop à quelques mètres de nous. Instant privilégié que de les observer galoper en liberté. Chaque famille d’éleveurs possède ainsi un cheptel combiné de moutons, chèvres, yaks ou vaches, et parfois de chevaux pouvant dépasser plusieurs centaines de têtes. Sur chaque plateau, en fonction de l’étendue, les familles se partagent les espaces de pâturage, mais aucune ne les possède. La terre ici n’appartient à personne et, trois ou quatre fois par an, suivant l’abondance de la nourriture et de l’eau, les nomades déplacent leurs troupeaux, emportant avec eux leurs deux yourtes, la seconde servant au stockage de la nourriture et au rangement.
Cinquième jour
Après avoir dressé le camp près d’une ancienne coulée de lave formée de millions de roches volcaniques figées là pour l’éternité, nous partons à cheval aux chutes d’Orkhon, qui s’engouffrent dans une grande cassure où coule un torrent aux eaux tourmentées. Sur place, nous croisons une famille d’Oulan-Bator. Profitant des derniers jours de l’été, elle visite la région en 4×4. Sur le chemin du retour, nous faisons un détour au seul magasin d’alimentation du coin, pour faire le plein de bière et de vodka. Ce soir, Bagii a prévu un festin. Lorsque nous arrivons au camp, l’agneau acheté chez un éleveur dans l’après-midi a déjà été dépecé et découpé. Mais pour préparer le khorkhog, l’agneau n’est pas cuit à la broche, mais dans une sorte de cocotte-minute locale, entre des pierres chaudes, tandis que la graisse fondue à l’eau de cuisson est bue en bouillon. La vodka, elle, facilite la digestion… La soirée finira autour du feu au son des chants mongols entamés par Bataa, bientôt suivi des autres.
C’est la dernière soirée que nous passons avec Bill Gates.
Le jeune éleveur doit repartir tôt le lendemain matin pour ramener ses chevaux. La veille, nous avons rejoins la yourte du deuxième éleveur, Chuka. Il doit nous accompagner pour la seconde partie de notre itinéraire, le cirque des Huit Lacs, au cœur de cette région volcanique de haute altitude du Khangai (1 800 à 2 400 mètres), où la rivière Orkhon prend sa source. La faune et la flore que l’on retrouve ici sont similaires à celle des Alpes : marmottes, truites, cerfs, mélèzes, edelweiss, arnica, lys ou encore coquelicots y abondent. Les loups aussi. La veille, les chiens chargés d’alerter les éleveurs de leur présence autour des troupeaux ont aboyé une partie de la nuit. Tôt le lendemain matin, des vautours tournoyaient dans le ciel, au-dessus d’une crête escarpée, à quelque deux cents mètres du campement. Chuka, sur son cheval, était parti voir. A son retour, il nous indiqua qu’une chèvre avait été égorgée par un loup. Pourtant, ce ne sont pas eux que craignent le plus les nomades, mais les dzud, ces catastrophes naturelles qui peuvent décimer des troupeaux entiers. Pendant le terrible hiver 2009-2010, des millions de bêtes périrent, mal préparés à affronter le froid après un été de sécheresse où l’herbe a manqué. L’hécatombe dans les cheptels provoqua l’exode massif de dizaines de milliers de nomades vers les faubourgs des villes, afin d’y trouver de quoi subsister et l’espoir d’une aide gouvernementale. Si les troupeaux ont été partiellement reconstitués depuis, et que l’herbe grasse a abondé cet été, un deuxième hiver aussi rigoureux risquerait de mettre en danger la principale ressource alimentaire du pays, et plonger des centaines de milliers de Mongols dans le dénuement le plus total. Oulan-Bator, qui enregistre moins 29 degrés de température moyenne, n’est pas considérée comme la capitale la plus froide du monde pour rien !
Truites et eaux glacées
Nos nouvelles montures nous sont attribuées au hasard. J’ai la chance de tomber sur un ancien champion qui a remporté plusieurs morin naadam, ces célèbres courses de chevaux à travers la steppe organisées lors de la grande fête nationale du nadaam, à la mi-juillet. Entourées de nombreux rituels, elles donnent lieu à de très grands rassemblements, les plus importants pouvant atteindre mille cavaliers, dont les plus jeunes, filles ou garçons, ont à peine six ans. Une façon de célébrer les grandes conquêtes menées à partir du 11è siècle par Genghis Khan et ses successeurs, qui bâtirent l’Empire mongol.
Au pied d’une passe étroite qui relie deux vallées, nous nous arrêtons près d’un torrent pour observer des pêcheurs de truites. Elles abondent et pratiquement chaque lancer fait mouche ! L’idée de manger autre chose que du mouton en ravit plus d’un et nous réussissons à acheter la moitié de leur pêche. Nous rejoignons en fin d’après-midi le lieu du bivouac, au bord d’un petit lac formé au milieu d’une ancienne coulée de lave. L’eau est glaciale et la toilette ne prendra que quelques minutes…
Le lendemain, avant-dernier jour de notre itinéraire, le temps se couvre, et le ciel vire au blanc, déversant un crachin froid. Grelottants, nous nous réfugions sous une tente, montée en toute hâte au milieu de la steppe, et passons l’après-midi à jouer au rami local. En fin de journée, alors que le vent s’est levé et que le froid commence à glacer les os à travers nos vêtements humides, nous partons demander l’hospitalité à un nomade. Après les aboiements d’usage des chiens, l’éleveur nous ouvre sa yourte et la chaleur du poêle…
Dernier jour
Au petit matin, une brume épaisse se dissipe lentement, enveloppant d’un manteau blanc les collines boisées. La traite des yaks est déjà terminée quand nous partons pour une dernière longue randonnée afin de rejoindre le fourgon qui doit nous ramener, de nuit, à Oulan-Bator. Arrivés au point de rencontre au milieu de l’après-midi, les chevaux sont dessellés et lâchés. Mais au lieu de partir au galop, ils attendent en broutant le signal de départ de Chuka, sans toutefois se laisser approcher. Après s’être retourné pour nous faire un dernier signe de la main, il s’en va au galop dans la steppe, suivi par les autres chevaux. La randonnée se termine sur ce sentiment, très fort, de liberté.
Philippe Plénacoste
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