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Phnom Penh : expulsés du lac Boeung Kak, les routards ont migré vers le centre-ville

Journaliste : Samuel Bartholin
La source : Gavroche
Date de publication : 05/05/2013
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Pendant longtemps, les bords du lac au nord de Phnom Penh, le Boeung Kak, ont abrité un mélange d’habitations locales et populaires et de rues dédiées aux voyageurs sans le sous. Une opération foncière a fait disparaître à la fois et le lac et cet univers, qui a entrepris de ressusciter dans quelques rues éparses du centre.

 

Ce fut à la fois un lieu d’agrégation, de convergence, la Mecque des routards venus à la découverte du Cambodge. Dans des guesthouses de bois perchées sur de précaires pilotis au bord du vaste lac Boeung Kak, au Nord de Phnom Penh, les voyageurs sac au dos partageaient bières Angkor et cigarettes à l’odeur inimitable, échangeant leurs impressions sur ce drôle de pays et ses habitants au sourire si doux, quand leur guerre fut si cruelle. Mais, en 2005, la compagnie Shukaku Inc., dirigée par le sénateur PPC (Parti du Peuple Cambodgien) Lao Meng Khin, proche de Hun Sen, annonça que le lac lui avait été cédé en concession pour le « développer » (entendre, le transformer en vaste zone foncièrement rentable). Les pelleteuses entrèrent en action et commencèrent à ensabler méthodiquement l’immense réserve aquatique. Les habitants des abords du lac furent également priés de déménager, et de difficiles négociations commencèrent, dans un rapport de forces inégal. Ceux qui se contentèrent des compensations offertes, largement sous les prix du marché, déguerpirent ; d’autres entrèrent en résistance, assistant parfois à la démolition forcée de leur logement par les bulldozers. Encore aujourd’hui, des manifestations rappellent régulièrement que la situation de centaines de familles est toujours en suspens.

 

Pétards et chambres bradées

 

Entre temps, l’activité a périclité, les touristes ont fui, le lac a été comblé. Les ruelles autrefois animées du quartier évoquent dorénavant une ville-fantôme du Far West américain. Les demeures qui ont été abandonnées font le bonheur des grapheurs, qui expérimentent çà et là leurs explosions de couleurs murales. Pourtant, des habitants et quelques routards s’accrochent et maintiennent un peu d’activité, comme un reflet crépusculaire de ce que fut un temps la rive du lac. Certains semblent même apprécier la tranquillité des lieux, qui facilite aussi certaines transactions… « Hey, tu cherches quelque chose ? », interroge un jeune homme, dont le regard un peu embué donne quelques renseignements sur son offre. Pov est un peu le garçon à tout faire d’une des deux dernières guesthouses du quartier, et fournit aussi les visiteurs en aide légale, pour visiter, voyager… Son endroit, 10, Lake Guest House, fait office de survivant dans le paysage actuel. « Nous avons un papier du gouverneur qui nous permet de rester. S’ils veulent nous faire partir, il faudra mettre de l’argent sur la table », explique-t-il, sûr des relations « haut placées » des propriétaires. Une sécurité qui n’empêche pas les affaires d’être de plus en plus difficiles. « Les tuk-tuk découragent les visiteurs de venir ici, disent qu’il n’y a plus rien, que c’est dangereux, qu’il y a du trafic de drogue la nuit – ce dont je ne sais rien », explique Pov, avec une soudaine pointe d’hypocrisie. Pétards et chambres à prix cassés (5 dollars la nuit) sont les ultimes avantages d’une zone largement désertée.

 

Nouvelle Khao San Road ?

 

Beaucoup d’anciens résidents qui en avaient les moyens ont fui en direction du centre-ville cette atmosphère un peu délétère. Et ce afin de trouver le lieu idoine pour reconstituer leur univers coloré. La rue 172, une rue tranquille et peu fréquentée du centre-ville, accueillit ainsi la plupart d’entre eux, qui rouvrirent leurs commerces, restaurants, souvent sous la même enseigne. Ny Phearom se souvient : début 2010, il fut pionnier parmi les résidents du Boeung Kak, rouvrant ici son restaurant « à l’italienne », la Dolce Vita. « Il y avait un restaurant indien isolé au milieu de la rue qui ne marchait pas. J’ai repris le fond pour 500 dollars de loyer, raconte-t-il. Les autres sont venus me demander comment ça se passait, et se sont mis à louer les rez-de-chaussée aux alentours. » Une ruée en forme d’aubaine pour les propriétaires, les loyers des commerces avec pignon sur rue affichant maintenant près de 1000 dollars par mois au compteur. Touristes et tuk-tuk n’ont pas tardé à emboîter le pas. Pourtant, cette transition éclair n’a pas fait que des heureux. Mom Peouv, Cambodgien d’origine indienne, francophone et fin lettré, observe d’un œil dubitatif la nouvelle faune qui entoure son restaurant Mary & Jas. « Il ne s’agit pas d’une population de grand standing. » Lui fait partie de ceux installés avant la vague. « La concurrence m’a contraint à diminuer mes prix au plus bas. En dessous, je perds de l’argent. Je ne sais pas comment font certains. » Malgré l’affluence, beaucoup de restaurateurs sont contraints de multiplier les couverts à prix modiques pour faire face à leurs charges. Pas évident, même quand le service est assuré par une parenté de province à peine salariée. Et le bruit de courir que beaucoup d’établissements continuent à vendre des substances non signalées au menu pour arrondir leurs fins de mois…

 

La population routarde n’effraie pas en revanche Thann Tong Sreng : silhouette décontractée toute en rondeur, accent US plus vrai que nature, l’homme a appris au fil des années à apprivoiser sa clientèle. Son bar s’est vite taillé dans la rue 172 le même succès qu’au Boeung Kak. Il a pourtant été contraint de changer de nom. « Oh my Bouddha ! », interjection amusante qui ne dérangeait personne dans le ghetto de voyageurs au nord de la ville, a davantage détonné à quelques mètres du Vat Ounalom, principal centre bouddhique du pays, au bout de la rue. Les fonctionnaires du ministère des Cultes ont fait la moue. Et le bar s’est rebaptisé « Laughing Fat Man », le « gros rigolard », d’après le surnom donné au patron. Sreng rigole aujourd’hui volontiers, mais il n’en allait pas de même quand il fut expulsé du lac, « sans rien toucher », précise-t-il. « J ‘ai passé un mois dans cette rue à observer, réfléchir, imaginer l’évolution avant de me lancer. » A présent, il a ouvert une guesthouse sous le même nom, et le futur s’annonce plutôt rose. « J’ai vu le bar dans la nouvelle édition du Lonely Planet, explique Arnold, une Suisse-Allemande qui lit le Daily en terrasse. Il était dit que toute la zone était en train de devenir la nouvelle Khao San Road. »

 

La 258, refuge des « anciens »

 

D’autres habitués du Boeng Kak ont tenté leur chance ailleurs en ville. La rue 258 forme ainsi un de ces petits îlots, derrière le Palais royal, qui ont accueilli des exilés de l’ancien lac. Moch Leakhena y a ouvert il y a deux ans le « Number 9 Hotel », un nom qui ne renvoie à une aucune localisation précise, mais fait référence à sa « Guest House Number 9 », un des lieux de villégiature les plus populaires du Boeung Kak avant sa fermeture, en 2010. « Avec l’ensablement du lac s’accumulait la pollution, les ordures. On sentait qu’il n’y avait plus d’avenir là-bas. » Elle, a pu partir sans douleur, bénéficiant de moyens solides et de l’appui d’une famille très aisée. Certains de ses anciens condisciples n’ont pas eu cette chance. « Beaucoup de familles sont encore sur place à espérer que le gouvernement les dédommage et souffrent dans cette attente », constate-t-elle. Leakhena est maintenant à la tête d’un établissement davantage coté, aux chambres plus onéreuses. Elle affiche une réussite visible, mais garde une sorte de nostalgie pour la vie au Boeung Kak : « J’aimais la vie au lac, la tranquillité, tout le monde s’y connaissait comme dans un village. » Un point de vue que partage Ash Eason, Barang australien qui a tenu pendant cinq ans le Lazy Gecko Restaurant au Boeung Kak, avant de s’installer à son tour rue 258 : « L’atmosphère y était vraiment amicale. En ville, c’est différent ». Lui aussi a bien prospéré depuis son départ, ouvrant également des chambres et un magasin fournis-sant MP3 et films à prix cassés. « Auparavant, pour tous les routards, la destination, c’était le lac : maintenant, les points de chute sont plus éclatés en ville, plus difficiles à trouver aussi pour les visiteurs : la rue 172, la 258. Il y a aussi la rue 278, mais c’est plus chic et on n’y trouve pas d’anciens du Boeng Kak », remarque-t-il. Sur les cartes de Phnom Penh les plus récentes, l’espace indiquant le lac a été gommé, laissant un espace vide attendant de se faire remplir à son tour par les malls et les buildings – désormais les nouveaux maîtres de la ville.

 

Texte :  Samuel Bartholin

 

Photos : Céline Ngi

 

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