Phnom Penh, la capitale du Cambodge longtemps perçue comme un « village » par effet de comparaison à ses voisines plus développées, a opéré au cours de la dernière décennie une fulgurante mutation urbaine. Des chantiers, des buildings imposants, bâtis sur des fonds essentiellement privés, côtoient désormais des bâtiments et infrastructures datant d’avant la guerre. Méconnaissable pour ceux qui l’ont connue il y a quelques années, Phnom Penh doit cependant faire face à de sérieux défis : conserver son patrimoine urbain et développer ses infrastructures. Balade au cœur d’une ville en pleine croissance.
Dimanche après-midi à Phnom Penh. Devant l’Aeon Mall, imposant complexe commercial inauguré en juillet 2014, des motos par dizaines attendent de pouvoir se faufiler par l’entrée du parking. Bordés de vitrines rutilantes, ces 68 000 mètres carrés de galeries marchandes climatisées sont devenus un lieu de distraction apprécié par les habitants de la capitale cambodgienne. Quelques mois avant que le centre commercial n’ouvre ses portes, la société japonaise qui l’exploite avait annoncé vouloir contribuer à « construire le futur » : elle a déjà, pour l’heure, apporté sa gigantesque pierre à l’édification de la nouvelle façade urbaine de Phnom Penh, si longtemps perçue comme un village par les citadins de passage.
Au cours de ces dernières années, les chantiers se sont multipliés dans la ville, modifiant structurellement son paysage avec une rapidité parfois déroutante. Ce bouleversement s’inscrit dans la continuité d’un mouvement qui a pris racine une quarantaine d’années auparavant. Le 17 avril 1975, Phnom Penh, prise par les Khmers rouges, est vidée de sa population.
Cet évènement marque une rupture historique dans le développement de la capitale où toute propriété individuelle est abolie. Il faut attendre 1979 pour que la ville reprenne vie, suite à l’éviction du régime de Pol Pot par l’armée vietnamienne. En l’absence de cadastre et de règles juridiques établies, les populations, le plus souvent rurales, investissent alors les bâtiments inoccupés. Après le retrait des troupes vietnamiennes en 1989, le prix des terrains sera multiplié par quatre en l’espace de quatre ans, préfigurant l’adoption, en 1993, d’une politique d’économie de marché favorisant fortement la spéculation foncière.
L’urbanisation harmonieuse de la capitale apparaît dès lors comme une gageure face aux velléités dominantes des investisseurs locaux et étrangers. Seule la mise en application stricte d’un schéma directeur constituerait un outil efficace pour encadrer le développement. Celui qui existait avant la période khmère rouge, établi en 1950 et modifié en 1956, avait permis de structurer l’ensemble de la ville. En témoignent les nombreux travaux effectués à l’époque du Sangkum Reastr Niyum (1955-1970), dont le projet urbain constituait une véritable vitrine de l’identité nationale.
La construction d’infrastructures ambitieuses, telles que le Stade Olympique, l’aéroport Pochentong, les universités royales, les théâtres Chaktomuk ou Suramarit (aujourd’hui disparu), permettait de refléter à la fois l’image d’un pouvoir fort, porté par le Prince Sihanouk, chef de l’Etat, tout en prônant un renouveau de la culture cambodgienne en rupture avec son passé colonial.
Entre 2002 et 2007, la Municipalité a entrepris la rédaction d’un nouveau schéma directeur d’urbanisme très complet, à l’horizon 2020 et au-delà. « Jugé trop compliqué au départ, il devrait très prochainement être signé par le Conseil des ministres », explique Seng Vannak, directeur adjoint de l’urbanisme à la municipalité de Phnom Penh, ajoutant que ce document « sert déjà de référence pour nombre de décisions urbaines ». Providentielle, cette validation permettrait d’encadrer et d’infléchir les grands projets publics et privés. Car pour l’instant, « en l’absence de loi opposable, il est très difficile de faire détruire les immeubles qui ne respectent pas les permis de construire. Seule prévaut la concertation », complète Seng Vannak.
Dans un contexte foncier assez flou, les acteurs privés tendent à devenir les principaux protagonistes des transformations de la ville. La vision globale de la planification urbaine se retrouve fortement impactée par ces projets, bien souvent en décalage avec les réalités sociales de la ville existante.
Ces antagonismes, source d’inégalités et de tensions, deviennent parfois l’expression spatiale des rapports de classe où les habitats informels se retrouvent sous le joug des déguerpissements. L’exemple le plus connu reste celui lié à l’assèchement du lac Boeung Kak, commencé en 2007, et marqué par des heurts entre les habitants et les autorités au moment de l’éviction des populations qui vivaient sur son pourtour.
En 2012, le quartier de Borei Keila, faubourg pauvre du centre phnompenhois, a lui aussi fait l’objet d’un projet immobilier entraînant l’expulsion violente de deux cent familles réclamant d’être relogées. Ces épisodes mettent en exergue la dimension abrupte que peut revêtir toute transformation urbaine, quand le désir de faire du neuf se confronte à l’existant.
Un patrimoine urbain menacé
Fondée, selon la légende, à la fin du XIVème siècle, Phnom Penh devient pour la première fois capitale en 1432, un an après la chute d’Angkor. Quelques années plus tard, elle laissera la place à Longvek, puis Oudong, tout en restant un petit port actif sur le Mékong. Quand elle redevient capitale en 1865, c’est alors un village vivant du commerce fluvial, scandé de pagodes implantées sur le site au XVème siècle. Aujourd’hui, la ville possède un patrimoine autrement plus riche, dont la spécificité tient notamment à la cohabitation de ses pagodes, maisons traditionnelles, compartiments chinois, villas coloniales, bâtiments des années 60. Un ensemble qui constitue l’identité de la ville et l’héritage commun de ses habitants.
Inventorier, protéger et valoriser le patrimoine national cambodgien dit « non angkorien », telle est l’action de la Mission du Patrimoine, institution créée en 2005 et rattachée au ministère de la Culture et des Beaux-Arts. Selon sa directrice, Sisowath-Men Chandevy, « le ministère n’a de cesse de sensibiliser l’ensemble des acteurs du secteur à la valeur sociale et culturelle de la ville ». En l’absence de décrets d’application de la loi sur le patrimoine, votée en 1996, le ministère a peu de moyens d’action, sinon celui d’entrer en discussion avec les propriétaires les plus réceptifs. Ainsi, Sisowath-Men Chandevy se souvient-elle avec satisfaction du cas de la pagode de Vat Chen Dâm Daek, dont le moine supérieur a franchi un jour la porte de son bureau pour lui demander de l’aider à restaurer sa pagode. Cependant, dans un contexte de forte pression foncière, le travail de la Mission du Patrimoine reste ardu. Sa directrice insiste sur « la nécessaire concertation des nouvelles réalisations pour le bien-être de la société ».
Aujourd’hui, les inquiétudes demeurent, tout comme la crainte de voir le modèle du building – symbole incontesté de la modernité – emporter au fil des étages tout l’intérêt patrimonial de la ville. Nombre de bâtiments historiques se retrouvent aujourd’hui en sursis. Le Stade Olympique, lieu très populaire et chef d’œuvre de l’architecte Vann Molyvann, fait aujourd’hui l’objet d’un projet immobilier visant l’encerclement du stade par un centre d’affaires, un centre commercial et des logements de standing, tout en hauteur. De la même période, le « White Building », bâtiment rescapé d’un projet urbain novateur, pourrait être prochainement démoli selon une demande du gouverneur de la ville émise en septembre dernier.
Des menaces de destruction auxquelles reste également très attentive l’Unesco, qui a adopté en 2010 les recommandations concernant le paysage urbain historique, instrument normatif portant sur les problématiques d’environnements historiques bâtis. Anne Lemaistre, représentante de l’organisation au Cambodge, en rappelle deux grands axes : d’une part, valoriser le bâti ancien, et d’autre part encourager l’intégration de nouvelles conceptions, qu’elle appelle d’ailleurs à être « innovantes, durables et à l’écoute de la voix du citoyen », trop peu entendue sur les futurs projets de la capitale.
Eau, air, lumière…
Si le développement de Phnom Penh doit tenir compte du patrimoine historique de la ville, il doit aussi s’accorder à la réalité quotidienne de ses habitants, dont le nombre a considérablement augmenté au cours de ces dernières années. Un recensement publié en 2013 par le ministère du Plan fait état d’une croissance de la population de l’ordre de 12% depuis 2008, le nombre d’habitants étant passé de 1,5 million à près de 2 millions en 5 ans.
Cette explosion démographique, conséquence d’un exode rural essentiellement lié à des facteurs économiques, ajoute une pression considérable sur l’environnement urbain et les infrastructures, et rend d’autant plus difficile le projet de planification de la ville. Car la réussite du développement urbain ne peut être mesurée qu’en intégrant des critères de qualité de vie pour ses habitants : accès à l’eau potable, à l’énergie, gestion des déchets, qualité de l’air, transports et infrastructures…
Face à ces nombreux chantiers, il est attendu de la capitale cambodgienne qu’elle remette en évidence l’intérêt public au cœur de sa politique. Seng Vannak mesure l’ampleur de la tâche, mais estime néanmoins que la municipalité ne peut être désignée coupable de tous les dysfonctionnements dont souffre la ville, et souhaite que les habitants soient eux aussi responsabilisés : « Sur la gestion des déchets par exemple, les propriétaires ne sont pas toujours réceptifs à la discussion. Ils vont plutôt rejeter la faute sur ceux qui occupent le trottoir devant chez eux ».
L’arrivée d’une population rurale qui doit cohabiter avec des foyers phnompenhois établis de plus longue date a en effet créé des tensions peu propices au vivre-ensemble urbain, dont l’importance est pourtant proportionnelle à la densité d’une zone. Il est vrai que Phnom Penh, qui malgré la violence radicale de son histoire s’est si vite reconstruite, a souvent été tout aussi vite jugée par ses observateurs. « On attend d’elle qu’elle soit une ville exemplaire, et tout de suite ! », remarque Seng Vannak.
A cet égard, il faut mentionner l’une des success story de la ville, dans le domaine de l’eau potable. La Régie des eaux de Phnom Penh (en anglais, Phnom Penh Water Supplies Authority, PPWSA) a réussi le pari de faire passer, en l’espace de 20 ans, de 20% à plus de 80% le nombre de foyers ayant accès à l’eau potable, en diminuant considérablement ses pertes. Pour cette réussite, elle s’est d’ailleurs vu décerner de nombreux prix internationaux, tels que le Stockholm Industry Water Award en 2010, et plus récemment le prix ESC (Environmentally Sustainable Cities Award Program) de l’Asean 2014.
Ek Sonn Chan, directeur de la Régie de 1993 à 2012, a souvent retracé deux des étapes-clefs de cette réussite, dont il est considéré comme l’un des initiateurs : d’abord, faire payer les usagers du réseau – sans exception. Ensuite, mieux former et encadrer le personnel pour assurer une continuité dans le service aux usagers. De quoi inspirer les différents acteurs du développement urbain ? L’assainissement, l’éclairage public, le drainage font actuellement partie des dossiers actuellement traités par la ville, avec le soutien des bailleurs de fonds internationaux (Banque asiatique de développement, Agence française de développement, JICA, la coopération japonaise). Avec son intégration dans l’Asean, Phnom Penh doit en effet se donner les moyens de devenir une capitale qui compte dans la région, sans pour autant y perdre son identité.
Renforcer l’attractivité de la ville
Et pour préserver à la fois son identité et son dynamisme, la capitale cambodgienne doit cultiver sa différence et renforcer son attractivité, notamment en matière de tourisme. Attirer des visiteurs dans la capitale pourrait constituer, à terme, une source de devises plus importante que des constructions effrénées de buildings, dont le marché ne sera pas aussi extensible que leur hauteur… Aux autorités cependant de mettre en place une politique de règlementation permettant de rendre viable des projets à taille humaine, dans le respect de l’existant et de son identité architecturale.
Alexis de Suremain, créateur de plusieurs établissements h desôteliers à Phnom Penh, a été témoin de l’ascension du mètre carré de terrain au cours de ces dernières années ; une inflation qui « ne laisse pas d’autre choix que la verticalisation pour rendre un projet viable ». Et de prendre l’exemple de l’ancien commissariat, construction d’architecture coloniale située en face de la Poste et détenue par le Royal Group, première société d’investissement du Cambodge: « Le terrain y est trop cher. Le bâtiment, lui, ne peut contenir que 30 chambres maximum. Il est impossible d’y réaliser un centre de profit sur place, comme un hôtel. » Selon lui, seul le siège d’une banque ou d’une société recherchant une adresse de prestige pourrait assumer un tel coût foncier. Pourtant, le potentiel touristique du quartier de la Poste a été à plusieurs reprises valorisé, avec notamment l’idée d’en faire une zone piétonne remontant jusqu’à la pagode du Wat Phnom. Un projet que le ministère du Tourisme a décrété essentiel pour la stratégie de développement touristique de la ville, mais qui semble aujourd’hui suspendu.
A Phnom Penh, où les trottoirs sont encombrés de véhicules en stationnement ou d’étals ambulants, et où il n’est pas dans les habitudes de marcher – trop chaud, trop dangereux, et stigmatisant – ce n’est pas de sitôt que l’on se promènera à l’ombre et à l’abri de la circulation. Au regret d’Alexis de Suremain, qui ne cesse de rechercher de nouvelles idées pour faire de Phnom Penh la destination attractive qu’elle mérite d’être : « Le Mékong par exemple mérite d’être mieux valorisé. En terme de marketing, il fait naturellement rêver les touristes, mais Phnom Penh ne capitalise pas assez dessus ». Cette valorisation fluviale est également recommandée par Anne Lemaistre, qui estime que la capitale doit miser sur « le végétal et l’aquatique », en se tournant davantage vers le Mékong. « Phnom Penh a encore une belle atmosphère et de beaux quartiers, ajoute-t-elle. C’est maintenant là-dessus qu’il faut travailler. »
Céline Ngi et Sylvain Ulisse (www.gavroche-thailande.com)
Khuon Khun Neay :
« L’héritage urbain de la ville est menacé. »
Aujourd’hui directeur du Département de l’aménagement et de l’habitat dans le site d’Angkor, Khuon Khun Neay fut le directeur des études, puis le doyen de la Faculté d’architecture de Phnom Penh, ainsi qu’un membre du cabinet de l’architecte Vann Molyvann. Emigré au Canada en 1975, il est revenu au Cambodge en 2004 pour intégrer l’autorité Apsara, en charge du site d’Angkor.
Quel est votre regard sur la ville de Phnom Penh aujourd’hui ?
Je ressens une grande désolation en voyant cette ville, qui rencontre notamment des problèmes d’inondation chaque année. avec le comblement de quasiment tous les lacs. L’héritage urbain de la ville est menacé. Par ailleurs, ils veulent que Phnom Penh concurrence Singapour et Bangkok, alors il faut faire des gratte-ciel.
Qu’est-ce qui a changé selon vous depuis l’époque des grands travaux ?
Contrairement à ce qui se passait à cette époque, il n’y a plus de master plan. Tout est mélangé, à l’image du bric-à-brac sur le boulevard Norodom. Il n’y a plus de zonage : la tour Vattanac (nouveau building commercial de 39 étages, Ndlr) est le nouveau landmark de la ville. Alors qu’avant, c’était le Wat Phnom, le Marché central, ou le Monument de l’Indépendance.
Qu’aimeriez-vous dire aux nouvelles générations qui vont participer à la construction de la ville de demain ?
Les jeunes devraient étudier les anciens, que ce soient les constructeurs de l’époque angkorienne ou les constructeurs de l’époque du Sangkum, afin d’apprendre de leur histoire et fonder ainsi l’architecture de demain.
C.N. / S.U.