Au Pays du sourire, il y a trois pousse-au-crime majeurs : le jeu, la drogue, et parfois le sexe. Le jeu est hélas le plus dangereux car il peut ruiner et briser des familles entières qui n’y sont pour rien. C’est l’histoire authentique d’une employée du Lotus Village que relate Michel Hermann dans cette Petite Chronique de Sukhothai. Bonne lecture donc.
La Perle céleste
Enjouée et dure à la fois, des yeux perçants,
De soyeux cheveux noirs, un corps longiligne,
La peau foncée, un langage cru, un port digne,
Joueuse invétérée : elle venait de l’Isan.
Comme les filles libres venant du nord-est,
Elle était hardie à la tâche, travailleuse
Infatigable, souriante et consciencieuse.
C’était notre irremplaçable perle céleste
Qui gérait le Lotus Village en notre absence.
Le soir et tous les week-end, elle se transformait
En Chef d’entreprise, vendant sur les marchés
De la région vêtements et objets tendances.
Elle avait deux enfants, de dix-sept et trois ans,
Qu’elle élevait de façon très traditionnelle,
Deux voitures, dont un pick-up plus fonctionnel,
Et un mari à nourrir, hélas fainéant.
Avec ses deux métiers, elle gagnait bien sa vie,
Qu’elle menait d’ailleurs comme une célibataire.
Partie de notre famille, fille et compère,
Elle s’épanouissait chez nous, c’était sa vie.
Pendant dix-sept ans, elle avait vu défiler
Des dizaines d’employées, des milliers de clients,
Participé à de nombreux évènements
Au Village, toujours fidèle et dévouée.
Elle avait la clef du coffre, les mots de passe
De certaines de nos cartes de crédit, payait
Factures et fournisseurs, et même engageait
Nos bijoux, lorsque infortune et mauvaise passe
Nous frappaient. Recourir à des prêteurs sur gages
Semblait un expédiant rapide pour boucler
Des fins de mois embarrassées et éviter
Des emprunts bancaires ou d’ hasardeux montages
Car les dernières années furent difficiles.
Une concurrence pas toujours très loyale,
Un tourisme local passif et inégal
Avaient plombé nos comptes déjà fragiles.
Le jeu et l’enfer
Comme tous les thaïlandais, la loterie
Était son péché mignon. Mais pas l’officielle,
Non, la clandestine à deux chiffres, l’informelle,
Qui peut rapporter gros ou vous pourrir la vie.
Tous les quinze jours elle prenait donc les paris,
Auprès du personnel, amis et relations.
Elle gagnait, elle perdait, trouvait des solutions
Pour se refaire jusqu’au prochain défi.
Les jours, les semaines, les mois, passèrent ainsi
Sans que nous prêtions attention à ses combines,
Tant elle cachait bien ses intentions, la coquine !
Ses trafics s’étendaient, et les enjeux aussi.
Mais un jour les pertes dépassèrent les gains,
L’entraînant dans une spirale incontrôlable.
Sa position devint peu à peu intenable,
Malgré ses coups de poker pour forcer le destin.
Car pour rattraper ses pertes, elle joua en ligne.
Voitures vendues et maison hypothéquée
Furent le début d’un désastre annoncé.
Bien sûr, elle sauvait la face, était maligne,
Empruntant à droite, à gauche pour masquer
Ses pertes. Nos employées hypothéquèrent
Leurs mobylettes pour la sortir d’affaire.
Rien n’y fit. La machine était enclenchée,
Et ce fut l’enfer. Elle déroba nos bijoux,
Vola dans le coffre l’argent d’une cliente,
Garda celui des factures. L’imprudente
Fit un geste de trop qui l’envoya au trou.
Avec elle, nous nous trouvions dans le pétrin :
Indemniser notre cliente, retrouver
Les bijoux, acquitter les factures impayées,
Et redresser notre entreprise mal en point.
Au procès, elle pleurait, on a eu pitié d’elle,
De sa famille, des enfants abandonnés.
Rien ne fera revenir les objets volés.
Elle avait été notre employée modèle
Au meilleur salaire pour sa catégorie
Pendant des années avant cette triste fin.
Elle risquait dix ans de prison. On obtint
Qu’elle garde sa liberté. C’en était fini.
On retira notre plainte au tribunal,
Contre une garantie conséquente versée
Par une amie de sa famille, intéressée,
Recherchant des employées ; procédé banal
En Thaïlande. Interdite de séjour
A Sukhothai, la matrone l’a assignée
Dans l’un de ses nombreux restaurants réputés
De Kao San road. Elle règlera son débours,
-Comme probablement d’autres délinquantes
Employées par la Dame-, au fil des années.
Elle sera logée en « dortoir », ramassée
Le matin et ramenée le soir. Morte-vivante
Dans cette sorte de prison hors les murs,
Florissant commerce au pays du sourire.
Le jeu a brisé sa vie, meurtri ses souvenirs :
Voyage sans retour pour un destin obscur…
Michel Hermann
Les dessins sont de l’artiste italienne Benedetta Dossi.