Une chronique siamoise et sociétale de Patrick Chesneau
Date bienfaitrice. Le 4 octobre dernier coïncidait avec la journée mondiale du sourire. En Thaïlande, un tel événement revêt symboliquement l’importance d’une fête nationale. Occasion très opportune d’un coup de projecteur sur un phénomène endémique en cette latitude orientale.
La Thaïlande, pays du sourire.
De fait, l’étranger primo-arrivant est saisi d’étonnement, voire de stupeur, en découvrant cette infinie pléthore de visages irradiant l’espace public. Serait-ce une norme implicite ?
Dans l’ex-Royaume de Siam, le recours constant aux zygomatiques en version débridée est une marque de fabrique. Une production locale homologuée. Cette caractéristique faciale est érigée en signe iconique. Pièce maîtresse du “soft-power” siamois. Puisé dans la tradition immémoriale, le sourire a valeur d’un acte de légende et réussit à imposer la Thaïlande à l’international.
Réputation, image de marque, trait distinctif…quand il prolifère, se répandant d’abondance en toutes circonstances, le sourire est plus qu’un mode d’expression populaire. Il est un échantillon de l’identité thaïe, la “thainess”. Un marqueur culturel.
Le reflet de l’âme dans la gestuelle des corps.
Tout le monde, tous les Thaïs sont assignés à ce qui est conjointement une envie ontologique et un besoin cathartique : sourire. C’est inné et concerne toutes les générations, de la pousse juvénile au vieillard cacochyme. Tous les sexes répertoriés, masculin, féminin, “katoeys” (transgenres) et autres catégories en gestation. Toutes les classes sociales et tous les milieux professionnels sont également rompus à ce sport national. Lequel mobilise une exceptionnelle proportion de muscles et de nerfs du visage. Tout cela donne lieu à d’irrépressibles vagues de sourires.
A cette remarque près que le petit peuple des villes et des campagnes est à l’évidence le récipiendaire principal d’un tel phénomène de masse. N’importe quelle déambulation dans la rue, n’importe quelle balade sur les marchés odoriférants, toute halte dans un temple, havre naturel de spiritualité et de sérénité en cette terre majoritairement bouddhiste, quelque escapade que ce soit dans un centre commercial en proie à de récurrentes épidémies de fièvre acheteuse, ou la moindre tribulation dans les dédales de la vie besogneuse en persuadent l’observateur instantanément.
C’est une éclosion géante qui essaime dans toutes les provinces du Royaume : le Nord montagneux aux reliefs escarpés dans la brume, l’Isan rugueux et authentique semblable à un damier géant de rizières d’un vert obsédant, les plaines centrales amples, fertiles et majestueuses, Bangkok, la capitale des superlatifs énamourés, hydre tentaculaire, frénétique, trépidante ou le sud des plages idylliques, distribué en des centaines d’îles de rêve.
Entre “sanook”, “arom dii” et “sabai sabai” (pour traduire joie, contentement, alacrité, jubilation, bonne humeur, exultation) le sourire illustre un art de vivre dans cette contrée des orchidées, des éléphants et du som tam (salade de papaye).
Le sourire est facilitateur d’optimisme. Contribue au moral en acier ignifugé qui anime les Thaïlandais, en tous lieux et toutes occasions, y compris dans les épreuves, les moments d’adversité, les drames à grande échelle et les épisodes de catastrophe. Il est l’emblème de la légendaire résilience thaïe. Consubstantiel à la raison de vivre de ce peuple du bas Mékong.
Au plan prophylactique, le sourire est pourvoyeur de tonus, d’énergie et donc contributeur de bonne santé. Élément avéré de réjuvénation cellulaire. Très contagieux, soit dit en passant. Les étrangers installés à temps plein au Royaume deviennent tous étonnamment souriants après une période relativement courte d’incubation. Ils intègrent le sourire dans leur ordinaire. Indice très signifiant de leur joie de vivre ici. Même les touristes provenant d’horizons où priment les mines renfrognées et les comportements maussades n’en réchappent pas. Ils adoptent le sourire comme s’il s’agissait de la greffe attendue depuis si longtemps d’une nouvelle peau. Dans la phase d’acclimatation, en tout début de séjour, ils comprennent d’emblée que le sourire remplace avantageusement un traducteur de langue.
Impossible de s’approprier en mode express les sons et les tons de la langue thaïs ? Même baragouiner de façon aisément compréhensible les rudiments de base de cet idiome oriental aux accents mystérieux est une gageure ? Qu’à cela ne tienne. Une profusion de sourires panoramiques permet en général de démêler l’écheveau le plus insolite. Le sourire, pharmacopée recommandée face à de dantesques sacs de nœuds ou en cas de situations très emberlificotées. Véritable sésame pour accéder au mieux à des échanges improvisés. Le sourire est rarement prémédité. Manifestation spontanée, il autorise l’impromptu. Enrichit les conversations. Comme le cadre d’une toile de maître, il donne du lustre à toute œuvre humaine.
Enfin, et ce n’est pas la moindre de ses vertus, le sourire, dans son usage collectif est aussi un régulateur de conflits. Un contributeur d’harmonie. Le sourire désamorce maintes tensions. Rétablit l’équilibre dans les situations de trop fortes disparités entre individus en proie à des épisodes de bisbille. Arme miraculeuse, Il évite de perdre la face.
Le sourire n’est pas un sous-rire.
Certainement pas un mode mineur de communication sociale. Il est la proclamation d’un bonheur incompressible.
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La question du sourire siamois, un morceau de bravoure touristique obligé et ressassé, est-il l’expression d’un malentendu ? Ne serait-il pas le résultat, selon Lautréamont, de la “rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie” ( sixième chant de maldoror). Un produit touristique évocateur fort mobilisateur des appétits touristiques surtout masculins. Un produit marketing ? Le “pays du sourire”, slogan, en forme de cliché continue de produire ses effets mais, semble t-il de moins en moins puissants.
Notre prolixe et perpétuellement énamouré chroniqueur semble évoluer dans un passé déjà lointain, que la “réjuvénation cellulaire” a révolutionné, celle du smartphone. Une nostalgie mythifiée qui risque de prendre la forme d’une lutte désespérée…
Avant qu’elle ne déferle parallèlement dans les centres commerciaux détrônant le temple, le sourire était-il une attitude générale, un signal adressé au “farang” énamouré et essentiellement masculin ? Qu’il en ait été le récipiendaire c’est probable, l’émetteur (trice) / réceptrice n’ayant pas à craindre les jugements et éventuels reproches de ses concitoyens pour une attitude si peu respectueuse des “bonnes manières”. A tel point qu’elle n’est visiblement pas de mise entre thaïlandais. Ce que le “farang” ignore ou veut ignorer, abreuvé qu’il est, plutôt était, par les guides touristiques dégoulinants de sourires. Cette attitude est déjà une intrusion dans l’intime et qui plus est d’une personne potentiellement de statut supérieur dans une société très hiérarchisée. Les us et coutumes visent surtout à éviter le regard d’autrui en baissant la tête ou à transformer la personne croisée en un quidam “transparent”. C’est bien souvent ce qui est ressenti par le “farang” déçu qui prendra cette attitude pour une forme d’impolitesse. Si le sourire est de nature à désamorcer un conflit possible, il s’agit d’abord d’éviter de se trouver dans cette situation. La réalité est que cette attitude préserve du conflit et en particulier dans une société marquée par de multiples différences hiérarchiques et un conformisme envahissant. A moins de comprendre que le sourire adressé aux “farang” représente une expression qu’autrement la société désapprouve.
Mais aujourd’hui, aucun thaïlandais ne vous sourira de manière impromptue tant il est absorbé par l’écran de son portable. La déambulation en est parfois un peu et dangereusement perturbée. Il est permis de penser que le truchement technique de l’écran, permettant de sélectionner ses interlocuteurs, favorise les expressions amicales visuelles, verbales et souriantes mais entre gens du même “cercle”.
Quand aux temples, il y a déjà bien longtemps que anthropologue B. Formoso (“Bouddhisme renonçant, capitalisme triomphant”, Paris, la documentation française, coll.”Asie plurielle”, 2000, 179 pages) observait que le temple n’était plus dans le temple mais dans le centre commercial, le “saint des saints” ou l’on se procure son dernier (plusieurs de préférence) smartphone. Le sourire par l’écran qui n’est plus un écran ? Quand lira t-on une anthropologie du sourire thaï, une “anthropologie d’une des formes de l’expression de l’énigmatique” (David le Breton), le sourire qui montre et qui cache, dans les savantes publications de l’IRASEC ?
Merci pour ce festival de clichés occidentaux en mal d’orientalisme à renouveler et de fantasmes érotiques (seules les femmes seraient dotées de la souplesse des muscles zygomatiques) dont la signification trouve ses origines dans l’état des sociétés occidentales et des rapports homme / femme qui les caractérisent et, sans doute, de la situation actuelle de ces rapports. Le tourisme thaïlandais a exploité jusqu’à la corde le cliché et en fait son slogan fétiche, fétichisé. L’extension du marché touristique au segment LGBTQIA+ redessine d’autres clichés.
Quels sont, en vis à vis, les clichés dont on affuble le “farang” en Thaïlande ? Commençons d’abord par faire l”archéologie de ce mot.
Notre chroniqueur a enrichi son vocabulaire par le mot “résilience”, une sauce universelle, un couteau suisse. Un “concept” que le bon docteur Cyrulnik aurait, semble t-il, forgé à Bangkok…
Lire la littérature sirupeuse sur les femmes dans la littérature orientaliste, le sourire y occupe une bonne place et il est plutôt vu comme une expression de la duplicité du sexe féminin oriental, de la dissimulation des affects et des sentiments et de la “fourberie” supposée des “orientaux”. Il n’y a qu’ à se reporter à la correspondance de Flaubert et ses descriptions des almées, des fantasmes du harem et, pour l’Asie coloniale, les romans coloniaux republiés, en nombre, par les éditions Soukha et Kalash, entre autre l’étude ancienne de Henri Copin : “L’Indochine des romans”, ed kalash, 2000 ou encore de Jennifer Yee “clichés de la femme exotique : un regard sur la littérature coloniale française entre 1871 et 1914,” ed. l’ harmattan. L’article de Frank Michel dans la revue en ligne “persée”/”raison” présente de 2003 : l'”Asiatique “d’hier à nos jours : érotisation et sauvageries orientales “.
Bonjour, “Le sourire est la poésie des femmes comme la toilette en est le fard”.
C’est ce que fait dire Honoré de Balzac par Madame de Mortcerf (Le lys dans la Vallée).
C’est une fantastique manière de décrire la force et la puissance de la capacité extraordinaire qu’offre le peuple thaï sans contrepartie lors de l’accueil de l’étranger (du farang).
Lors de mes nombreux séjours en Thaïlande j’essaye de conserver le plus longtemps possible le sourire dans mon cœur mais hélas « la grisaille » du retour à l’occident me fait regretter mon départ de Thaïlande très rapidement. Aussi sur le chemin du retour dans mon pays je ne pense qu’à une chose : la date de mon prochain voyage en Thaïlande.