Une chronique siamoise et sociétale de Patrick Chesneau
La seule évocation de la Thaïlande est, par principe, synonyme de soleil et de chaleur. Une destination tropicale. Dotée parfois d’un coefficient amplificateur de fournaise. L’an dernier, une canicule de plusieurs mois a occasionné des températures frôlant les 40°. Exténuant pour l’organisme. Cette année, changement de décor. 2568, alias 2025, a démarré sur des frimas persistants. Une chute brutale du mercure dans la moitié nord du Royaume, à partir d’une ligne située sur la carte à hauteur de Bangkok.
La capitale a enregistré il y a quelques jours une baisse du thermomètre jusqu’à 16°. En Isaan, la grande région du Nord-Est, pas plus de 14°. Parfois moins… Dans les plaines centrales, descente en apnée : record 12°. Le Nord étant naturellement la région la plus affectée par une vague carrément frigorifique plongeant vers des minimas de 7°.
Sur les sommets qui toisent le Triangle d’Or, le givre est une constante des petits matins affichant 1°. On a même noté, en ce début janvier, 0° au parc naturel Phu Ruea dans la province de Loei.
Ces épisodes hypothermiques semblent se produire désormais à fréquence accélérée. Faut-il en conclure à une facétie plus qu’ironique du fameux réchauffement climatique ? Vu de Thaïlande, il y a au minimum dérèglement des éléments saisonniers. Constat inédit sinon brut et brutal sous cette latitude : on se gèle en ce début de millésime. Autrement dit, pour les Thaïs, comme pour les étrangers, expatriés, retraités et touristes, une bonne grosse laine s’impose. Couverture de rigueur la nuit. Feux de camp et brasiers dans les villages où déambulent des ombres emmitouflées. Un véritable choc sensoriel pour les Thaïs qui adoptent des réflexes d’hibernation dès que les températures passent en dessous de 25°.
A l’attention des visiteurs, on peut également formuler une recommandation: pensez à prendre dans vos bagages, parkas, anoraks ou vestes matelassées. Cette séquence de frimas plutôt aigus augure-t-elle d’une nouvelle ère, marquée par une forme siamoise de glaciation ?
Il est tentant d’extrapoler.
La réalité des années à venir va-t-elle rejoindre la fiction ? A quoi pourrait ressembler une Thaïlande en version authentiquement hivernale, pastichant ainsi une climatologie farang ? La question provoque des frissons de haut en bas de la moelle épinière.
Et si, dans un avenir proche, de Pai à Satun avec crochet par Nakhon Phanom, toutes les provinces de Thaïlande étaient recouvertes par une immense calotte glacière ? Bien sûr, on n’en est pas encore là. Pure fiction à cette heure. Mais, dans le Royaume, tout le monde a compris que Khun Celsius (M. Celsius) pouvait jouer avec une facilité déconcertante un sale tour au peuple du sourire. Alors, on se prend à imaginer ce que serait le pays des 40 000 temples rutilants, des éléphants facétieux et des filles-orchidées s’il était frappé de plein fouet par un vortex implacable.
Il a suffi d’un détail pour flairer l’anomalie. C’est quand des manchots ont été aperçus en train de glisser sur la surface gelée du grand fleuve mythique Chao Phraya à Bangkok.
Autre scène pas piquée des hannetons, cette fois dans le sud : des escouades de pingouins en villégiature sur les plages de Koh Yao Yai, île de rêve jusqu’ici dédiée au farniente. Partout entre boucle du Mékong et mer Andaman, les Thaïlandais transis allument des feux pour survivre à l’épreuve de la glaciation annoncée. D’abord en Isaan, subitement transformé en patinoire géante susceptible de révolutionner les chorégraphies des spectacles molam (style musical traditionnel) puis dans les plaines centrales où les grains de riz se lyophilisent instantanément en cristaux. Mention spéciale à l’extrême Nord, territoire phare de la soupe Khao Soy, délicieuse spécialité, en remontant au-delà de Mae Hong Son, Chiang Mai, Phayao, Nan et Chiang Rai.
Là, les courbes de température plongent tel un épervier en piqué vertigineux des cimes du Doi Inthanon (plus haut sommet de Thaïlande, 2565 mètres) vers les vallées encaissées.
A vrai dire, rien n’y fait. Malgré l’éclosion de braseros de fortune, les » chawnaa » (tchaona, paysans) claquent des dents. Les habitants de la contrée siamoise parlent avec un soupçon d’humour de » akaat tûû yen » (prononcer akatte tou yène). L’ère du frigo. Version locale d’un hiver géant.
D’emblée, les répercussions sur l’économie sont repérables à l’œil nu.
Ainsi, les ventes de bâtonnets de glace et de cônes ainsi que les sorbets à l’ananas sont en chute libre. Même topo pour les bières de fabrication maison. Singha, Chang et Leo frissonnent, subissant de plein fouet les aléas du mercure.
On le voit bien, les bouteilles se languissent d’être décapsulées et s’étranglent du goulot. Les canettes, quant à elles, psalmodient leur souffrance au fond du freezer. Ventes plombées. Topographie commerciale maussade. Terrain spongieux façon permafrost, mais transposé cette fois en pleine réserve naturelle de Kui Buri à Prachuap Khiri Khan au lendemain d’inondations dévastatrices. Ce qui cartonne, ce sont les soupes de nouilles fumantes de la street food, servies dans des bols plastifiés multicolores, accompagné de » cha manaw rawn » (prononcer tcha manao rone), thé brûlant avec miel de khon Kaen et citrons de Saraburi. Le Oliang, café glacé local, attendra une prochaine canicule très hypothétique.
Dans les rizières du Nord- Est, on affuble les buffles en hypothermie de chasubles en peau de phoque. Importées des îles Kouriles. Extravagant! On leur donne à boire du sato, une boisson traditionnelle très alcoolisée. Dans les cases sur pilotis, on se réchauffe à force de rasades de Hong Thong, le whisky local tord-boyaux.
Côté gastronomie, les bananes usuellement nimbées de lait de coco sont recyclées en piolets. Destinés aux amateurs de sports d’hiver. Singulièrement, les alpinistes et les pratiquants de ski, coutumiers d’escapades enneigées en Corée du sud ou à Hokkaido, Nord Japon.
Petite anecdote : tout en haut de la Maha Nakorn Tower à Bangkok, des touristes ont voulu remercier leur guide. Le froid était si vif que leur » wai » (salut thaïlandais) a été pétrifié en moins de deux secondes. Depuis, ces visiteurs venus de Papouasie Nouvelle Guinée gardent les mains jointes à hauteur de poitrine. Immobilisés sur pieds.
Sur le lac du parc Lumpini, on a fait venir un brise-glace de la base navale de Sattahip pour aller récupérer une familles de varans en choc thermique. Autres créatures victimes de la conjoncture frigorifique, les bar girls de Soi Cow Boy demandent à leurs sponsors bienfaiteurs de leur offrir des manteaux en poils mohair. Impossible de résister aux suppliques de ces pauvres créatures tremblotantes. Sauront-elles relever le challenge : rester sexy en étant couvertes d’épaisses pelisses? Seuls les conducteurs de motosai ( moto taxi ) et les livreurs de Grab et Food Panda ne sont pas trop déconfits. Il avaient déjà des gants pour empoigner les guidons de leurs engins.
Moins rassérénés, les » soi dogs » se calfeutrent à l’intérieur des 7 Eleven. Les enjamber devient sport national au même titre que le muay thai (art martial thaïlandais).
Très insolite : à Huay Khwang, le deuxième quartier chinois de la capitale, des chasse-neige viennent d’arriver de Kunming, la grande ville du Yunnan. Ils bloquent l’entrée de la station MRT pour une raison des plus anachroniques: le carburant acheté à la station PTT de Lad Phrao pour les engins motorisés de nettoyage urbain de la Bangkok Metropolitan Administration, BMA, ne permet pas de les faire démarrer. Peut-être une nouvelle déconvenue industrielle comparable à la saga des sous-marins chinois livrés sans moteur.
En raison de ces vicissitudes, une évidence s’impose en toutes circonstances. Le légendaire sourire thaï semble avoir été inopinément trempé dans un bain cryogénique. Caressons l’espoir de ne pas assister à l’avènement d’une culture de la grimace et des zygomatiques crispés. D’autant que dans les restaurants de Yaowarat, les rouleaux de printemps ont été rebaptisés raviolis d’hiver. Nouvelles normes. Dans toutes les administrations du Royaume on remplace à tour de bras les climatiseurs par des radiateurs. A Chatuchak market, les allées sont maintenant bâchées pour garder la clientèle au chaud.
Seuls les barons de la pègre dans les tripots clandestins affichent un moral en acier, habitués qu’ils sont à flamber. Dans ce déluge d’histoires glaçantes, surnage un indice indiquant que la Thaïlande reste (et restera) quoi qu’il advienne la Thaïlande.
A chaque coin de rue de Bangkok, se tient généralement une matrone volubile. En tablier fleuri. Figure incontournable du paysage urbain. C’est une mèka (vendeuse) venue par exemple de Phra Pradaeng, quartier industriel de Samut Prakan, en périphérie de la capitale. Elle s’affaire devant sa carriole brinquebalante, vaquant à la confection de savoureuses brochettes moo ping boulettes de porc enfilées sur un bâtonnet).
Les mains engoncées dans de drôles de moufles siglées » Doremon » , elle tonitrue joyeusement, moulinant une incroyable ribambelle de sawatdee kha (bonjour au féminin). Le tout immédiatement relayé par un très sonore » sabai sabai « . Une oreille allogène pourrait aisément confondre et comprendre » ça caille, ça caille « , expression pittoresque probablement empruntée au répertoire d’un client farangset (Français) ? Quoi qu’il en soit, l’intermède se termine toujours en apothéose par un énorme éclat de rire.
» Sanook sanook « . Totale bonne humeur. Sympa, drôle et réconfortant. Certes, on a les doigts gelés. N’empêche que cette bouffée de chaleur humaine garantit à tous de ne pas se retrouver la tête transformée en igloo. La thainess vaincra (et ne gèlera pas) !
Patrick Chesneau
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