Une fois encore, avec talent et humour, notre ami Patrick Chesneau brosse le portrait d’un morceau de Thaïlande, cette fois en pays Isaan…
A 600 kilomètres au nord-est de Bangkok, incursion au fin fond de l’Isaan. En sautant d’un car brinquebalant transformé en glacière, clim poussée à fond, de bout en bout du voyage, c’est l’atterrissage dans l’étuve. A Kap Choeng, le soleil claque. Formes et proportions se dilatent. Il faut pourtant reprendre la route. Les paysages en liquéfaction défilent de part et d’autre du samlor (tricycle à moteur, thaï rickshaw). Beauté brute de ces étendues de rizières piquetées de palmiers télescopiques. Enfin, l’arrivée à destination. Halte roborative dans un hameau du bout du monde, Klong Nam Sap, résumé de la ruralité thaïe en pleine province de Surin. Les yeux écarquillés, priorité à la découverte d’un village à l’allure étonnamment bucolique, à 70 kilomètres de Mueang Surin (ville de Surin) et campé à proximité immédiate de la frontière avec le Cambodge.
Un empire qui fut glorieux
Ce pays aujourd’hui héritier d’un empire glorieux comprenant une large partie de la Thaïlande actuelle commence de l’autre côté des monts Dangrek. La silhouette de cette petite cordillère fait penser à un félin assoupi pourtant capable de bondir dans l’instant. Côté thaïlandais, s’étire un territoire préservé des miasmes du tourisme de masse. Un mode de vie rudimentaire dont l’heureuse rançon est l’authenticité, mot galvaudé qui, toutefois, prend ici tout son sens. Rien de frelaté dans ce décor agreste, lieu d’ancrage d’un peuple rude, rugueux mais plus encore chaleureux et extraordinairement accueillant.
On est en pays Khmer versant thaïlandais.
Un territoire de culture dite Kantrum qui englobe trois régions, Buri Ram, Surin, Si Sa Ket, adossées au Prathet Kampucha, le Cambodge. Sorte d’enclave originale à l’intérieur de l’ensemble Isaan, si uni et composite à la fois. Ici, s’imposent des us et coutumes, des traditions qui résultent de multiples apports au fil des siècles. A la jointure des identités siamoise, laotienne et khmère. La langue du coin est le phasaa khmer (khmer du nord). Outre les traditionnels morlam et luk thung, en partage dans tout l’Isaan, les musiques et danses de ce terroir sont désignées par le vocable kantrum. Un répertoire assimilable à du folk song sauce orientale. Rythmes rapides et mélopées aux accents gutturaux. Un particularisme très fort, éloigné des mélodies isaan plus stridentes et des bleuettes thaïes acidulées. Cependant, au-delà de la culture kantrum spécifique à cet espace géographique, il est un trait d’union irréfutable avec le reste de l’Isaan : l’engouement immodéré pour le som tam. Cette seule appellation fait office d’emblème culinaire.
Som tam, plat traditionnel à base de papaye verte, agrémenté de tomates et moult légumes.
Saupoudré de nano-crevettes craquantes sous la dent. Nappé de jus de citron décapant. Et beaucoup…vraiment beaucoup de piment. A l’arrivée, une offrande terrrrriblement épicée, irrésistible pour les gosiers vernaculaires. C’est la récompense qui couronne une si délicieuse attente. Avant toute ripaille, les préparatifs peuvent accaparer deux bonnes heures. Une “som tam party” est simultanément une occasion parfaitement banale, qui se répète régulièrement dans l’enfilade quotidienne des repas et une réjouissance qui mobilise à chaque fois toute la famille. Amis et voisins, eux aussi, prétendent au festin et ne tardent jamais à passer une tête, la fringale en bandoulière. Ambiance pagaille garantie entre les bambins qui braillent, les gamins qui courent. Les poules caquètent, les chevreaux chevrotent, les chiens jappent, les chats minaudent et finissent par miauler comme il se doit quand ce n’est pas, à l’occasion, un bébé buffle, dans l’enclos attenant, qui s’étonne de ne pas pouvoir téter plus souvent. Dans ce capharnaüm réconfortant, gorgé de bonne humeur, surnage une évidence : chacun et surtout chacune exécute sa partition avec dextérité. Aux spatules, louches, racloirs et manettes, les femmes. Elles dirigent énergiquement les opérations.
Les papayes, reines de la fête
Puis tout s’enchaine. Dans un seau d’eau trempent les papayes, indispensable ingrédient. Une fois débarrassées de leurs impuretés, il convient de les découper en fines lamelles. Papayes râpées. Moment culte : la séance du pilon. Bras vigoureux de rigueur. Les coups redoublent. A fond de calebasse, une bien étrange pâte à la texture changeante au gré des minutes. Très odoriférante. Assez rapidement, les estomacs se mettent à jouer du tam tam. C’est l’appel du som tam. Quelle sarabande ! A même la natte, pose yoga pour pause gourmande. Assis en mode fakir pour mieux se concentrer sur les efforts conjoints mastication-déglutition, on plonge à mains nues dans un assortiment de plats et récipients. De même, du bout des doigts, paume arrondie, on confectionne en un rituel millimétré des boulettes de khaw niaw, le riz gluant (sticky rice) trempé dans une sauce rouge carmin genre nam prik kapi (spicy chili sauce).
Gosiers allogènes, prenez garde…Toutes générations confondues, on se régale. Bruyante volupté. Chaque bouchée est ponctuée de vociférations et de clameurs joyeuses. On rit, on s’esclaffe. Le som tam, figure de proue de la gastronomie isaan, cumule les bienfaits. Quand la température hors abri flirte avec les 40°, c’est un thermo-régulateur particulièrement performant. D’excellente diététique, c’est un mets pourvoyeur de bonheurs essentiels dans le rythme imperturbable des jours à la campagne. L’odeur, le goût, les couleurs…Dans cette région, un univers culinaire semble entièrement voué à la salade de papaye. Plus qu’une spécialité, un trésor à haute valeur nutritive. S’entremêlent tant de saveurs à l’arrière-plan des palais. Une palette qui chevauche l’aigre-doux, l’amer, le salé, le sucré. Symphonie et jeux de gammes constamment réinventés. Les papilles avides de plaisirs originels doivent y trouver leur compte comme ceux en recherche active d’émotions inédites. Tous les sens sont sollicités. Le papaya pok pok (l’une des onomatopées pour désigner ce plat fétiche) berce chaque enfant kantrum dès l’origine. Plus qu’une simple habitude alimentaire, le moment som tam incarne les valeurs de convivialité et d’entraide qui imprègnent la société paysanne. Les mamans du village en sont les grandes prêtresses quand elles se réunissent à l’occasion des multiples fêtes qui ponctuent le calendrier bouddhiste.
Dans les petites masures en bois, ouvertes à tous vents, tellement modestes, plantées au milieu des rizières, la cérémonie du som tam est une transmission de mémoire.
Patrick Chesneau
À Surin, on n’est pas vraiment en Isan, on est plutôt au Cambodge, le patois Isan est un patois qui mélange le thaï et le laotien, et qui n’est pas Khmer, à Surin, royaume des éléphants, les gens parlent cambodgien… Je vis à Loei, et au village, ils parlent un patois local qui n’est pas l’isan non plus, c’est un patois qui est plus proche du laotien. Je me demande parfois pourquoi j’ai passé tant d’heures à apprendre le thaï, l’alphabet thaï, pour me retrouver dans un village où la plupart des adultes parlent une langue que je ne comprends pas. Mon épouse comprend, mais ne parle pas isan, elle connait évidemment le patois de Loei et parle thaï, heureusement, mais pas mon beau-père par exemple…