Alors que le conflit qui oppose le gouvernement au Comité du Peuple pour la Réforme de la Démocratie (PDRC) entre dans son sixième mois et a déjà fait 20 morts et des centaines de blessés, Suthep Thaugsuban, chef du mouvement d’insurrection, n’a jamais été aussi proche de son objectif : renverser le clan Shinawatra qui contrôle les affaires du pays depuis 2001 et imposer un comité révolutionnaire chargé de mettre en place des réformes dans l’objectif global est d’assainir le système politique gangréné par des hommes d’affaires corrompus, tout en consolidant le pouvoir des conservateurs et de Bangkok sur le reste du royaume, pouvoir dont les intérêts seraient menacés par des courants progressistes et anti-royalistes qui manipuleraient les classes populaires via le système du vote démocratique.
Suthep a, derrière lui, une « machine de guerre militaro-judiciaire » qui a déjà fait ses preuves depuis le coup d’État militaire de 2006.
Ennemi juré des royalistes proches du Palais et du commandement militaire, mais incontournable dans les affaires politiques du pays depuis près de 15 ans, Thaksin Shinawatra et trois Premiers ministres proches du milliardaire en exil, dont son beau-frère en 2008 et sa sœur cette semaine (destituée par un tribunal pour avoir viré « sans raison valable » un haut fonctionnaire à la tête de l’agence de sécurité du pays quelque temps après son arrivée au pouvoir en 2011), ont été écartés du pouvoir par des tribunaux ou des agences indépendantes, gendarmes démocratiques désignés par la Constitution de 2007 (portée par la junte militaire) et chargés de « surveiller » les agissements du gouvernement, des cadres politiques et des parlementaires et, si besoin, de les sanctionner.
Et leur « tableau de chasse » est pour le moins éloquent…
Samak Sundaravej, élu en 2007 et proche de Thaksin, aujourd’hui décédé, a été destitué la même année pour « conflit d’intérêt » après être apparu à deux reprises dans une émission culinaire télévisée pour laquelle il était rémunéré alors qu’il était Premier ministre. Des dizaines de parlementaires et cadres de partis politiques « grillés » pour avoir trichés aux élections ou voté des lois jugées a posteriori « inconstitutionnelles » ont, ou sont sur le point, d’être épinglés dans le cadre de cette opération d’«assainissement ».
Neuf ministres du gouvernement intérimaire actuel ont connu le même sort que Yingluck, laissant au pouvoir un gouvernement amputé et dont le rôle se limite aujourd’hui à sauver de nouvelles élections prévues pour le 20 juillet.
Un objectif qu’entend bien faire dérailler le PDRC qui va tenter dans les trois prochains jours de porter un coup fatal à la résistance du gouvernement. En mobilisant une nouvelle fois ses partisans – principalement issus des classes moyennes de Bangkok, dont une majorité de fonctionnaires proches du parti conservateur Démocrate qui contrôle Bangkok et le sud du pays – et en menaçant « d’utiliser ses propres méthodes » si dans les trois jours le président de la Cour suprême, de la Commission électorale et du Sénat ne répondent pas à son injonction de nommer un Premier ministre “neutre” chargé de mettre en place le comité populaire du PDRC, Suthep cherche à accélérer le facteur « menace d’une confrontation qui mènerait à une guerre civile » qui paralyse tous les autres acteurs du conflit depuis des mois.
Le pouvoir judiciaire et les commissions indépendantes dont il a le contrôle portent sur leurs épaules la responsabilité des suites qui seront données à cette crise. Mais la marge de manœuvre dont les trois présidents disposent pour trouver une sortie de crise est proche de zéro.
Suivre les injonctions de Suthep, qui refuse tout dialogue et tout compromis et ne semble craindre aucune menace, sonnera la fin du quatrième gouvernement pro-Thaksin depuis 2006.
Aucun observateur ne parie aujourd’hui sur la résignation des partisans de l’ex-Premier ministre qui pourraient se mobiliser en force, avec l’aide du Pheu Thai et des Chemises rouges, et marcher, comme en 2010, vers la capitale pour « protéger la démocratie ».
Un scénario que redoutent les militaires qui se retrouveraient – à Bangkok mais aussi dans de nombreuses capitales régionales du Nord et du Nord-Est du pays – face à des foules en colère prêtes à se confronter avec les partisans du PDRC, eux-mêmes déterminés à ne pas laisser la rue à leurs opposants.
Un scénario du pire dont le Conseil du roi ne veut certainement pas entendre parler, tant les retombées seraient désastreuses pour un monarque qui, depuis plus de 60 ans, est le symbole inamovible et irremplaçable de l’unité du royaume.
A l’inverse, si les “trois présidents” décidaient de ne pas répondre favorablement aux menaces de Suthep et de « protéger » le gouvernement intérimaire en place, ou du moins ce qu’il en reste, tout en maintenant les élections fixées (provisoirement) au 20 juillet, les conservateurs pourraient bien voir leurs efforts pour faire tomber la dynastie Thaksin annihilés par le résultat du vote.
Car le Pheu Thai, fort de sa conviction de remporter ces nouvelles élections, n’a aucun intérêt à se laisser dicter le chemin à suivre par Suthep. Après avoir tenté en vain de dialoguer avec ses opposants et de répondre favorablement aux besoins de réformes qui semblent incontournables tellement le système politique thaïlandais semble à bout de souffle, il reste déterminé à ne pas sortir du cadre constitutionnel existant pour engager ces réformes, et qui lui donne en même temps sa légitimité et fait sa force.
Le pouvoir judiciaire, qui s’est positionné en arbitre politique de cette partie d’échec et mat, aura bien des difficultés à trouver un vainqueur, ou à désigner un perdant…
(Philippe Plénacoste www.gavroche-thailande.com)