Le regard de notre collaborateur Patrick Chesneau sur la Thaïlande d’aujourd’hui est précieux. Car, à chaque fois, il garde un œil sur le passé…
C’est un bol d’air au fil de l’eau. Quand les vénérables habitants de Krungthep Maha Nakorn ( nom thai de la ville-fusion ) veulent fuir le smog qui enveloppe régulièrement leur capitale, un plan évasion s’offre à eux. Les Talat nam. Les marchés flottants et le quadrilatère des canaux qui leur sont rattachés. Au Royaume de Siam, ils sont les lieux emblématiques d’un mode de vie fluvial hérité de l’histoire et une attraction des plus pittoresques pour les hordes de touristes en quête d’exotisme. Les floating markets cumulent les incontournables. A la fois parfait antidote aux embouteillages dantesques, bouffée d’oxygène vivifiante, concentré de plaisirs bucoliques et brochette alléchante de réjouissances gastronomiques. Enfin, last but not least, une véritable aubaine pour le shopping-souvenirs. Disséminés ça et là dans la très grande périphérie de Bangkok, ils étaient moribonds pendant les trois années de crise sanitaire. Depuis quelques semaines, les marchés flottants renouent avec un passé florissant.
En marge de la thrombose urbaine et de la prolifération des particules ultra-fines PM2.5 qui plombent l’atmosphère de la Cité des Anges, les marchés flottants et le damier adjacent des voies d’eau s’affirment comme la promesse d’un répit et d’une respiration. Ces jours-ci, quelle sidérante vitalité ! Comme pour rattraper le temps perdu de la pandémie. Disposés en guirlande, à la lisière des campagnes qui ceinturent Bangkok, ils offrent une grande variété de configurations et une large palette de styles. En somme, qu’ils soient d’appréciable dimension ou de superficie plus modeste, de notoriété bien établie ou de renommée plus intimiste, ils recèlent de quoi réjouir tous les profils d’amateurs, thaïs et étrangers. Toutefois, les visiteurs doivent d’abord résoudre un bien épineux dilemme: appelons ça l’embarras du choix. Quel marché flottant choisir ? Damnoen Saduak, Amphawa, Taling Chan, Lat Mayom, Bang Nam Pheung ou Tha Kha sont indubitablement les plus connus. Forcément les plus touristiques. On peut donc préférer la fréquentation de havres plus confidentiels et, partant, plus authentiques :
Bang Noi, Wat Sai, Bang Khla, Bang Nampheung, presque minuscule à Bang Krachao, Bang Phli ou encore Bang Khu Wiang. Dans cette étonnante flopée, tous les goûts sont servis. A chacun de faire son marché dans l’éventail des propositions sachant que le principe de fonctionnement des talat nam est rigoureusement similaire. Tout passe par une scène immuable : l’impressionnante noria des poka mèka ( marchands marchandes ). De retour depuis quelques semaines. Dans ce décor savoureux, à noter que ce sont essentiellement les femmes qui tiennent la barre. Parfois venues de loin, elles s’improvisent en un tournemain ” marins d’eau douce “. Avec talent et virtuosité. A preuve, leurs affaires bourgeonnent de plus belle. Oui, ça baigne pour le business. Spectaculaire remise à flot des commerçants des lagunes, ci-devant essorés par une disette pécuniaire sans précédent. Tant d’échoppes familiales ont failli couler à pic ces trois dernières années.
Au mieux, maintenues juste au-dessus de la ligne de flottaison. Cette fois-ci, les épiceries de ce nautisme très artisanal sont à touche-touche. Dans une telle densité qu’elles semblent stagner sur un plan d’eau totalement immobile. Coques contre coques. Embouteillages lacustres. Certes, l’ambiance faite d’une multitude de sons et couleurs aide à patienter. Personne ne manifeste la moindre irritation. Au contraire, les conversations s’échangent d’une barque à l’autre dans la plus exquise volubilité. Les embarcations pimpantes, chargées à ras bord de victuailles disparates sont avant tout de véritables étals de fruits de saison que les vendeuses manœuvrent avec une époustouflante maestria. Capitaines émérites de boutiques flottantes, elles ont fière allure vêtues de tuniques bleu indigo, coiffées de ces cônes en paille qui, en Asie du Sud-Est, font office de chapeau. Univers trépidant et pourtant débonnaire. Dans cet espace aquatique savamment aménagé, les commerçantes interagissent comme le feraient des ” voisines de palier “. La concurrence n’empêche pas l’entraide. On se rend service, on se dépanne d’un produit ou d’une denrée.
” Mot lew ” (prononcer motte leo, épuisé) qui viendrait à manquer. Et tout le monde s’esclaffe. Triomphe de la bonne humeur.Dans ce fouillis caractérisé, elle est juste inoxydable. Il n’est pas rare qu’un bonze en robe safran, seul à bord d’un canot dépouillé de tout instrument de navigation, déambule impassible dans ce capharnaüm bon enfant. Gestes parcimonieux dans une cinétique du ralenti. Bienfaisant contrepoint aux touristes vibrionnants. Par grappes jacassantes, les visiteurs du monde entier sont invariablement abonnés à leur frénésie préférée : la mitraille des selfies. Les salves de photographies crépitent sur ce front heureusement fort pacifique, destinées à orner leurs espaces m’as-tu-vu sur Facebook, Instagram ou Tik tok. Occasion de jolis clichés: les pauses restauration sur le pouce. La klong food variante facétieuse et inventive de la street food. Ici, les cuisinières, organisées en brigades nautiques, excellent à transformer leur esquif en cuisine aménagée. La dextérité pallie un moindre confort. Des gerbes de flammes rougeoyantes jaillissent des woks, ces récipients en forme de poêles géantes. Indispensables ustensiles des cuisines orientales.
Un délicieux frisson parcourt l’échine du public médusé. Il est grand temps de passer à table même si elle est un peu bancale. Les nouilles sautent façon trampoline. Retombent à l’aplomb dans les couverts en carton, déclenchant le ballet des mandibules en mission commandée. Cuillers, fourchettes et baguettes scandent la chamade. Une gastronomie itinérante qui n’a rien à envier aux gargotes terrestres plus étoilées. Des plats simples quoi que revigorants genre pad thai thalee ( plat d’un classicisme éprouvé mêlant nouilles et crevettes ) ou pad krapaw nua kai dao ( boeuf sauté au basilic agrémenté d’un œuf ). Le tout ponctué en guise de dessert d’un assortiment de kanom krok ( friandises à base de lait de coco ) ou d’un roti ( prononcer loti, sorte de crêpe-beignet le plus souvent à la banane ). Le tout arrosé d’un verre de O-liang ( thai iced black coffee, recette thaïe du café noir avec de la glace pilée ). Comment ne pas chavirer de jubilation? Chacun se rassasie d’un précipité d’images bigarrées que nimbe une bande son éclectique. Antiques microsillons. Les rythmes traditionnels isaan sur fond de voix aigrelettes alternent avec les accents acidulés de la pop thaïe. A quai, où l’on a disposé des semblants de gradins, on n’en finit plus de se lécher doigts et babines. Avant la déambulation de rigueur entre les amoncellements d’objets hétéroclites.
Des rangées de stands comme autant de cavernes d’Ali Baba. Là, on marchande le prix d’un colifichet entre deux gerbes de rires. Moment tonitruant et chaleureux. Une profusion de babioles et bibelots pour témoigner de vacances réussies. Ce charivari est une truculente parade à l’exaspération de se retrouver coincé, englué dans une toile d’araignée liquide et néanmoins compacte. Tout se met en place dès 4 heures du matin. On remballe en fin d’après-midi, lorsque l’astre chaud fait mine de se retirer dans ses appartements cosmiques. Ainsi va la vie sur le lacis des canaux qui irriguent la grande périphérie de Krungthep Maha Nakorn. A la cacophonie des calandres enfumées, on peut aisément préférer la symphonie que seuls klong et rivières mettent en partition : la joyeuse pagaille des pagaies.
Patrick Chesneau