Notre collaborateur Philippe Bergues poursuit l’exploration de la liberté d’expression en Thaïlande, sur les traces d’Yves Carmona. Selon lui, tout chercheur académique, journaliste ou analyste sur la chose politique thaïlandaise, autochtone ou étranger, s’est forcément interrogé du contenu de ses publications sur le sujet. Encore plus s’il fait partie d’une université de Bangkok ou provinciale ou d’un média dont la rédaction est en Thaïlande. Que faites-vous lorsque vous savez que ce que vous pourriez écrire pourrait potentiellement vous conduire à des ennuis judiciaires ?
La rédaction de Gavroche est, selon Philippe Bergues, confrontée à cette problématique et doit respecter les lois thaïlandaises même si nombre de ses contributeurs prennent leur plume de l’étranger – de la France pour mon cas-. Gavroche n’est pas un organe de presse activiste mais prône une liberté d’analyse critique et la défense des droits humains. Gavroche compose donc avec ces valeurs revendiquées et l’arsenal juridique domestique.
Quelles utilisations de l’article 112 face à l’écriture ?
Cet article 112 est une sorte de « pare-feu protecteur » servant la monarchie thaïlandaise à maintenir une identité nationale grâce à un culte solidement conçu et profondément institutionnalisé autour du roi et de la famille royale. Au cœur du maintien de cet ordre se trouvent les lois sur la lèse-majesté les plus strictes du monde, qui font de toute insulte envers la famille royale un crime passible de 15 ans de prison. N’importe qui peut porter une accusation, et tout peut être perçu comme une insulte.
Les résultats sont faciles à constater : auto-censure aggravée, le pseudonyme comme signature, l’hagiographie ou la critique militante acerbe mais dans ce dernier cas les auteurs sont souvent des dissidents politiques exilés. Les exemples des universitaires Somsak Jeamteerasakul -qui a obtenu l’asile politique à Paris- et Pavin Chachavalpongpun, ancien diplomate et professeur associé à l’université de Kyoto, sont là pour le prouver.
« Critique acharnée contre la monarchie »
Après le coup d’État militaire du 22 mai 2014, la junte avait déposé des accusations de lèse-majesté contre eux pour « critique acharnée contre la monarchie » ce qui les a contraints à l’exil. Même s’il est plus rare que les analystes étrangers soient poursuivis au titre de l’article 112, des cas existent. En 2008, le correspondant britannique de la BBC à Bangkok, Jonathan Head alors vice-président du Club des correspondants étrangers de Thaïlande (FCCT) a fait l’objet d’une enquête pour une possible accusation de lèse-majesté, par le colonel de police Watanasak Mungkijakarndee, affirmant que les reportages de Head entre 2006 et 2008 avaient « endommagé et insulté la monarchie ».
Après que la BBC ait vigoureusement rejeté ces allégations visant l’un de ses correspondants vétérans, la charge fut abandonnée mais Jonathan Head dut quitter le pays, avant de revenir à Bangkok en 2012 comme correspondant pour tout le Sud-est asiatique et prendre la présidence du FCCT. Autre exemple, pendant six mois entre 2008 et 2009, l’auteur australien Harry Nicolaides a été emprisonné en Thaïlande pour un ouvrage jugé insultant envers la monarchie (diffusé à 50 exemplaires !) et a été libéré après avoir présenté des excuses publiques à la famille royale et reçu le pardon de feu le souverain Rama IX.
Cette situation a eu pour effet de pouvoir « paralyser » les études sur la Thaïlande car les livres qui s’intéressent de trop près à la vie de la famille royale sont interdits en Thaïlande et leurs auteurs sont persona non grata. Le journaliste américain Paul Handley, auteur de la biographie non autorisée du roi Bhumibol, « The King never smiles », publiée aux presses de l’université de Yale, reçue positivement par les critiques et académiques spécialistes du sujet dans le monde entier, en sait quelque chose.
La liberté d’expression influencée par sa culture et ses représentations
La liberté d’expression en Thaïlande est aussi liée à une appréciation d’approche culturelle. Il est difficile d’imaginer qu’un journaliste thaïlandais ait eu l’audace d’un Jonathan Miller de Channel 4 pour interviewer le roi Vajiralongkorn comme il le fît le 1er novembre 2020 avec sa célèbre réponse « Thailand is a land of compromise ».
Cette liberté d’expression peut aussi se heurter à une différence de représentation selon sa nationalité. L’auteur de ces lignes, dans le cadre de sa recherche doctorale en géopolitique, fut reçu en septembre 2008 par le ministre plénipotentiaire, numéro deux de l’Ambassade Royale de Thaïlande à Paris. A la question « pensez-vous que la proposition indonésienne d’être médiatrice dans le conflit sécessionniste des trois provinces majoritairement musulmanes du Sud pourrait être évaluée par l’État central ? », le haut diplomate avait courtoisement esquivé avec un sourire en ajoutant « mais pensez-vous que la France accepterait une médiation de l’UE ou d’un de ses membres face aux velléités des indépendantistes corses ? ».
Pour conclure, nous écrivons sur la politique thaïlandaise parce que nous pensons que les réponses aux questions qui nous animent profiteront à vous, lecteurs. Notre travail ne cherche pas à accuser ou à convaincre au sens militant du terme mais à donner des clés de compréhension et mettre en évidence les mécanismes souvent complexes des arcanes des rivalités de pouvoir dans l’arène siamoise. Et librement.
Philippe Bergues