Ne ratez pas cette nouvelle chronique historique de notre ami François Doré, animateur de la librairie du Siam et des colonies que nous vous suggérons vivement de visiter. Dans ce texte fouillé, notre historien de l’Indochine raconte le 13 juillet 1893, ce jour où le Siam faillit perdre son indépendance….
Une chronique historique de François Doré
Si le 14 juillet est pour la France, la date de sa Fête Nationale, pour la Thaïlande et encore aujourd’hui, le 13 juillet reste le jour de l’opprobre, le ‘siamensis dies irae’, le jour de colère de toute une nation.
Une date devenue infamante et qui demeure connue chez nos amis thaïs sous sa date de l’ère de Bangkok (Rattanakosin), soit R.S. 112.
Bien vaste est la littérature qui raconte les détails de cette journée et de ces évènements qui sont connus aujourd’hui sous le nom de ‘l’incident de Paknam’. Malheureusement, la presque totalité des écrits l’a été en langue anglaise, par des auteurs anglo-saxons. Nous pensons qu’il était nécessaire de présenter à un public francophone le déroulement de cette journée unique dans l’histoire commune de la France et de la Thaïlande. S’agissant d’un sujet sensible, même 127 ans plus tard, nous avons essayé de respecter la réalité des faits et pour cela avons largement utilisé le récit fourni par les deux officiers français, le capitaine de frégate Bory et le lieutenant de vaisseau Dartige du Fournet, seuls témoins véritables de cette journée tragique.
Le contexte: la péninsule indochinoise en 1893.
Dès le XVIIème siècle, la péninsule indochinoise voit arriver des conquérants venus de l’autre côté du monde : des missionnaires, des commerçants et des explorateurs. Le Siam, petit royaume situé au centre de la péninsule, se trouve entouré au XIXème siècle par les conquêtes coloniales britannique et française. Et c’est au nom de leurs nouveaux protégés, Empire des Indes à l’ouest et Empire d’Annam à l’est, que les deux puissances coloniales vont revendiquer des territoires qui leur appartenaient autrefois et qui avaient été annexés depuis par un Royaume de Siam conquérant : les Anglais veulent récupérer les provinces frontalières du nord birman et du sud malais. Les Français veulent, eux, récupérer la vaste zone des provinces situées sur la rive gauche du Mékong, peuplées de populations d’origines lao et khmère.
Un ballet diplomatique incessant va se mettre en place à Bangkok entre le Palais royal et les Légations européennes, spectacle de marionnettes dont les fils sont tirés à Londres et à Paris.
Tout va se précipiter dès le début de 1893 : il y eut d’abord le suicide à Bassac de M. Massie, le gérant du vice-consulat de Luang Phrabang, puis les empiètements incessants de troupes siamoises tout le long de la cordillère annamitique, surplombant l’Annam. En mai, les troupes françaises et siamoises s’opposent dans des escarmouches le long du Mékong, dans les îles de Khône et de Khong. Le capitaine français Thoreux est fait prisonnier par les Siamois entre Khône et Strung Treng. Enfin le 5 juin 1893, l’administrateur français Grosgurin est massacré en même temps que son escorte annamite dans des circonstances assez mystérieuses et controversées. Autant de coups d’épingle qui provoquèrent la colère de l’opinion française et le réveil brutal de la force coloniale.
« Trop, c’est trop ! »
« Trop, c’est trop ! » pour l’amiral Humann, commandant en chef de la division navale d’Extrême-Orient. Ce dernier décide alors, sur la demande du résident Auguste Pavie, de mettre en place une démonstration de force au cœur même de la capitale siamoise, en envoyant deux de ses navires, l’Inconstant et la Comète, rejoindre le stationnaire Lutin, ancré devant la Légation de Bangkok à l’occasion de la Fête Nationale.
Il pleuvait en cette fin d’après-midi du 13 juillet 1893 au large de la barre de l’embouchure de la Ménam. Le ciel était sombre, le vent soufflait. Attendant que la marée soit suffisamment haute pour pouvoir passer le redoutable obstacle que constitue ce mur de boue qui constitue la barre, trois navires français attendaient : l’aviso de 1ère classe Inconstant, dont l’équipage de 116 hommes est commandé par le capitaine de frégate Victor Bory, la canonnière Comète, 80 hommes, placée sous les ordres du lieutenant de vaisseau Louis Dartige du Fournet, et enfin le Jean-Baptiste Say, petit vapeur des Messageries Fluviales, courrier régulier de la ligne Saïgon / Chantaburi / Bangkok, commandé par le capitaine Gicquel, habitué de la Chao Phaya, et réquisitionné par les deux navires de guerre au cas où le pilote indispensable ne serait pas disponible pour franchir la barre.
L’armement des navires français, n’avait rien de formidable : 8 pièces de moyen calibre et 7 canons revolvers Hotchkiss de 37 mm. L’heure était grave car les deux navires français devaient exécuter les ordres reçus, remonter la Ménam et rejoindre la Légation. En fin de journée, un seul pilote siamois se présente. Il monte à bord du Jean-Baptiste Say. Le capitaine Gicquel passe alors à bord de l’Inconstant. Un aviso à roue siamois, l’Akaret est mouillé près de la barre. Un canot s’en détache et conduit à bord de l’Inconstant le commandant Vill, capitaine de port allemand au service du Siam dont la mission est de demander au commandant Bory de ne pas passer la barre. Il est fraîchement accueilli par le Français à qui il refuse de communiquer l’heure et la hauteur de la marée. Arrive également un officier du Lutin, M. de Longeville, avec le courrier, mais aucune instruction précise de la part de la Légation. « L’heure presse ; la marée n’attend pas ; les traités nous autorisent à remonter jusqu’à Paknam ; M. le capitaine de frégate Bory ordonne de faire route… ».
Une flottille et des forts
Il est 18h00, en tête le J.B. Say, suivi de l’Inconstant franchit la barre. La Comète ferme la marche. Le soleil couchant baigne l’estuaire de ses derniers feux, la petite flottille avance entre les pêcheries et la bouée noire, et soudain, à 18h30, une détonation sourde retentit, suivie de plusieurs autres ! : le fort de la pointe ouest vient d’ouvrir le feu…
Les souverains siamois Rama II et Rama III craignaient déjà dès la première moitié du XIXème siècle l’expansionnisme des vietnamiens et des cambodgiens. Aussi firent-ils construire six places fortes militaires, le long du fleuve Chao Phaya pour défendre la capitale Bangkok contre un éventuel envahisseur venu par la mer. Ces forts furent rapidement laissés sans entretien et périclitèrent.
C‘est en juillet 1856 que Charles de Montigny arrive au Siam pour y signer les premiers accords commerciaux avec la France. Après avoir passé la barre de l’embouchure du Ménam, il décrit la vue de l’embouchure : « Le spectacle qu’offrait la ville de Paknam, assise au bord de l’eau, parmi des massifs de verdure, était d’un effet ravissant. Un des traits les plus pittoresques de ce gracieux tableau, était celui que présentait, sur un des petits îlots groupés devant la ville, l’érection d’une pagode haute de 200 pieds et d’un travail remarquable, dont on a comparé la forme à celle d’une gigantesque cloche surmontée d’une aiguille. Tout à côté de cet îlot, on en trouve un autre où les Siamois avaient élevé une batterie destinée à défendre l’entrée de la rivière. Celle-ci était entourée de murs en briques et dissimulée aux regards par un épais rideau de bambous et de mimosas. Indépendamment de cette batterie, Paknam possédait deux autres forteresses, une sur chaque rive ».
C’est certainement la proximité de ces deux îlots, l’un portant le grand chedi et l’autre la batterie, qui est l’explication de l’étonnante gravure que l’on trouve dans l’ouvrage de F.A. Neale, ‘Narrative of a Residence at the Capital of the Kingdom of Siam’ daté de 1852, et qui semble représenter un temple fortifié, entouré d’une rangée de canons.
Signalons également le témoignage d’Edmond du Hailly, qui relate en 1866 sa récente ‘Campagne dans l’Extrême-Orient’, mission dont le but était de remettre aux deux rois de Siam des lettres de l’Empereur Napoléon III : « Nous avions rallié le Meinam, et nous y mouillions en dedans de la barre, un peu au-dessus de Paknam, devant un fort abandonné, mais non ruiné, dont les blanches embrasures tranchaient sur le vert métallique des palétuviers. La carte le désigne sous le nom de ‘Dutch-Folly’. Construit au siècle dernier par les Hollandais de Java, qui avaient obtenu l’autorisation d’y établir un comptoir, il nous rappelait l’étrange existence des patients et énergiques pionniers qui ont créé le commerce de l’Extrême-Orient. ».
Forteresses et batteries rasantes
C’est cette même information que va reprendre Élisée Reclus, dans sa géographie de 1883, qui signale « les forteresses et leurs batteries rasantes qui commandent le passage des navires. Jadis, les Hollandais, maîtres de l’embouchure, y avaient aussi construit des fortifications. On en voit quelques restes, désignés par les marins anglais sous le nom de ‘Dutch Folly’ »…
C’est le roi Rama V Chulalongkorn qui, inquiet de voir les démonstrations de force des puissances coloniales dans la région, décida de remettre en état cette ligne de défense du sud de la capitale du royaume. Deux forts furent reconstruits : le fort de Phra Chulachomklao à la pointe ouest de l’embouchure et le fort de la petite île appelée Phi Seua Samout, un peu plus haut en remontant le fleuve, le long de la rive droite, en face de la ville de Samut Prakan où se trouvait la douane.
Le roi fit équiper en 1893 ces deux forts d’un armement redoutable acheté en Angleterre : des canons Armstrong de calibre de 21 cm dont le chargement se fait par la culasse et qui ont la particularité d’être installés au fond d’un puits de maçonnerie. ‘Canons à éclipse’, ils sont montés sur un système de leviers métalliques : le canon sort de son puits pour tirer, puis y redescend pour y être rechargé à l’abri d’un tir de contre-batterie. Des canons qui pour les thaïlandais, sont pareils ‘au tigre avant de se jeter sur sa proie’. Les canons encore visibles aujourd’hui portent la date de fabrication de 1886. On peut voir 7 canons au fort du sud et 3 canons au fort de l’île.
Par une étonnante coïncidence, Dartige du Fournet raconte comment trois mois plus tôt, le 11 avril, à bord de la Comète mouillée à Paknam, il a été le témoin de l’inspection par le roi Chulalongkorn des défenses de l’estuaire. Le souverain avait payé 800,000 ticaux de sa propre cassette, aussi était-il curieux de voir l’installation des gros canons anglais : « Devant nous, sur un îlot, est un beau fort à l’européenne tout neuf, armé de huit gros calibres Armstrong. Le Roi profite de son passage à Paknam pour inspecter les défenses de la rivière. On le voit nettement à la longue-vue pendant qu’il visite le fort de l’îlot. Il est à pied, au milieu d’un groupe de soldats formant cercle à distance respectueuse, suivi d’un porte-parasol qui l’abrite du soleil. Au moment où Sa majesté rejoint son canot, les Armstrongs s’allument et tirent vingt et un coups. A chaque détonation, la Comète vibre sourdement, tant la secousse est forte et part de près… ».
L’armement de la Cour de Bangkok
Dartige ne savait pas à ce moment là que la prochaine rencontre de son navire avec ce fort trois mois plus tard, se passerait beaucoup moins pacifiquement. Il est intéressant de signaler que c’est ce même 11 avril que le Roi est venu inaugurer la première ligne de chemin de fer du Royaume qui relie Bangkok à Paknam. Selon Dartige, une inauguration qui ne se passa pas très bien : « au départ, Sa Majesté est tombée en voulant gravir le marche-pied de son wagon-salon et pendant le trajet, la machine a écrasé plusieurs buffles qu’attiraient sans doute un spectacle si nouveau… ».
Le futur amiral Dartige reste impressionné par la qualité des matériels qu’il aperçoit lors de son escale à Paknam : le croiseur Maha-Chakri qui porte le guidon de chef de division semble redoutable ; à la fois luxueux yacht royal, il est aussi bâtiment de guerre, équipé de pas moins de vingt canons revolvers Armstrongs et Hotchkiss. « Près de lui, la Comète paraît singulièrement petite, laide et démodée. Et puis il y a aussi le Makut-Rajakhuma, un aviso moderne construit à Hong-Kong. Il est évident que la cour de Bangkok s’arme… ».
Le commodore Armand du Plessis de Richelieu
Le Roi a choisi de s’entourer de spécialistes venus d’Europe pour aider son pays à entrer dans un monde moderne. Le développement de la Marine royale a été confiée au savoir-faire de marins danois et allemands. C’est encore Dartige qui nous raconte que le chef de cette Marine est le Commodore Armand du Plessis de Richelieu qui lui a laissé sa carte : « Ce morceau de bristol nous plonge dans un étonnement que partage sûrement l’ombre du cardinal. Qui donc connaissait cet étrange descendant ? Chacun au contraire sait que le nom de Richelieu a été transmis en ligne féminine d’abord aux Vignerot de Pontcourlay puis aux de Chapelle de Jumilhac, qui en sont les seuls possesseurs actuels. Quel motif a eu ce brave commodore de choisir ce nom pour se l’approprier ?… Il est facile de deviner que le pseudo-Richelieu est un usurpateur… ».
Le 13 juillet 1893, plusieurs officiers européens se trouvent se jour là dans l’estuaire de la Chao Phaya : Dartige nous donne une liste précise des navires siamois en présence ce jour là : la canonnière Han Hak Sakru, commandée par un Danois Smeigloff ; la canonnière moderne en acier, Monkut Rajakumar, commandée par le Danois Guldberg ; la canonnière Coronation, commandée par Christmas de la marine danoise ; et encore deux autres canonnières, le Nirben et le Maïda. Enfin trois chaloupes armées, Ko Si Chang, Gladys et Fylla. Le redoutable fort du sud armé de ses sept pièces est également commandé par un Danois, Carl Von Holck.
Mais le problème de l’organisation de défense de l’estuaire n’est pas tant la qualité du matériel de guerre qui semble d’excellente qualité que les qualifications de ceux destinés à la servir : les artilleurs n’ont encore jamais eu l’occasion de faire tirer leurs pièces. Les matelots sont de braves paysans que l’on a arraché à leur rizière, souvent des Cambodgiens et qui, pendant le combat, menaceront de se retourner contre leurs officiers. Officiers qui bien souvent ne parlent pas le siamois et possèdent le statut ambigu de mercenaires étrangers.
Seul, le commodore Richelieu a reçu le titre de ‘Phraya Cholayuth Yothin’.
Au total donc, une force siamoise qui peut compter près de 2,000 hommes, tandis que les Français ne sont que 196 marins.
L’assaut :
Dartige du Fournet décrit l’ouverture des hostilités et le combat qui s’ensuit : « En quelques secondes, les projectiles sifflent à nos oreilles ; nous sommes tombés dans un guet-apens ! Branle-bas de combat ! Les bastingages mobiles tombent, démasquant l’artillerie et comme aux jours de fête, le pavillon français flotte en haut de chaque mât.
Nous attendons que l’Inconstant commence sa manœuvre. Le fort du sud Phra-Chula se couvre d’éclairs et de fumée ; son tir est bien ajusté ; les pièces à éclipse n’apparaissent qu’au moment de faire feu, puis redescendent immédiatement dans leurs puits de maçonnerie. Tirer de plein fouet contre elles semble inutile, aussi avons-nous chargé nos canons d’obus à mitraille dont les gerbes d’éclats sont seules efficaces pour démonter les servants ou désorganiser les mécanismes…
Nous continuons notre route, toujours muets. Les gros obus labourent la mer autour de nous, ricochent avec un son mat…
Soudain le Jean-Baptiste Say vient sur bâbord. Il vient de recevoir un boulet et il doit aller s’échouer sur la rive gauche. Quelques instants après, un obus éclate à bord de l’Inconstant. Son maître charpentier est tué sur le coup. Le commandant Bory gouverne droit au milieu de l’estuaire et ouvre le feu. Il est 18h43, la lutte est engagée… nous ne pouvions la refuser ».
Au milieu du crépitement des mitrailleuses
La largeur de l’estuaire, d’au moins 600 à 800 mètres à cet endroit a été obstruée par les Siamois par toute une panoplie d’obstacles, de vieilles jonques coulées, de pieux fichés dans la vase et reliés par des chaînes, qui ne laissent qu’un étroit chenal libre de 80 mètres. Les deux navires, « chargeant l’obstacle comme des taureaux », s’engouffrent dans la brèche, les navires siamois disposés de chaque côté du chenal tirent de toutes leurs armes ; et obstacle ultime, les Danois ont installé une ligne de torpilles que l’ingénieur Westenholz, directeur des tramways électriques de Bangkok, devait faire sauter au passage des navires français. « Les coques blanches disparaissent dans la fumée, les hunes jettent des flammes, les navires traversent un nuage chargé de lueurs rouges que dominent fièrement les mâts pavoisés des pavillons tricolores, le tout au milieu du crépitement des mitrailleuses et le fracas de la canonnade et des explosions… ».
Chez les Siamois, c’est l’affolement. Les Européens au service du Siam font de leur mieux, mais l’élément indigène n’a pas suivi leurs efforts. Les officiers danois et allemands ont dû souvent pointer eux-mêmes les pièces et durent prêter main-forte aux hommes chargés de gouverner les navires. Dartige reconnaît « qu’il faut rendre hommage à leur courage ».
Et puis brusquement tout se calme, les bateaux sont passés ; il est 19h00. L’Inconstant allume ses feux dans l’obscurité qui vient de s‘installer et les deux navires font route à toute vitesse vers Bangkok. Le combat n’a duré qu’une demi-heure. Certains depuis Bangkok ont entendu les explosions dans la direction du sud ouest, mais Auguste Pavie à la Légation, n’a rien entendu ; aussi est-il surpris, « au milieu de la nuit obscure, depuis l’appontement au bord du fleuve, d’entendre brusquement tomber dans le fleuve boueux, l’ancre d’un navire, puis une autre encore ! C’était l’Inconstant, c’était la Comète ! ».
Le bilan :
Après une telle épreuve de force, le plus surprenant est certainement de voir les deux adversaires se réconcilier, au moins en apparence, dès le lendemain. Le 14 juillet est le jour de la Fête nationale française. La flottille française, dès le matin, hisse le grand pavois. Obéissant aux règles de courtoisie traditionnelle, les navires étrangers ont imité la manœuvre. Le Roi reçoit Auguste Pavie et les commandants des navires en audience au Palais, conclut que toute cette affaire n’est due qu’à un simple malentendu et donne l’ordre aux navires rescapés de sa Marine de pavoiser en l’honneur de cette journée.
Malentendu ! Malentendu ? Pour beaucoup, le malentendu a été tragique. A l’heure triste des bilans, le Bangkok Times du lendemain publiera les chiffres des pertes siamoises, selon Dartige sérieusement minorées : à bord des différents navires, 5 ou 6 morts et 28 blessés. Dans les forts, 3 morts et une quinzaine de blessés. Officiellement, la marine siamoise annoncera 8 morts et 41 blessés.
Du côté français, le bilan est moindre mais tout aussi tragique : à bord de l’Inconstant, le 2 ème maître charpentier François Guégen a été tué par éclat d’obus au début de l’action. Selon le Commandant Bory, trois autres marins ont été blessés : le fourrier Falhun, le matelot de pont Jan et le gabier Le Gall. A bord de la Comète, les canonniers François Allongue et François Jaouen ont été tués d’une balle dans la tête suite à un feu de salve venu du pont d’un grand navire à voile siamois proche, sans doute le Thoon-Kranoun. Ils sont morts sur le coup ; seul l’un a pu murmurer
‘Mon dieu ! Mon dieu !’ avant d’expirer.
En conclusion
Ce fut aux diplomates de prendre la suite de l’aventure guerrière. Les canons braqués sur le Palais Royal et un appel à la raison de tout son entourage, convainquirent le Roi Chulalongkorn d’entamer de nouvelles négociations. Il avait compris que l’usage de la force ne serait pas à son avantage, quoiqu’en pensaient certains de ses conseillers européens.
Mais la plus grande leçon à tirer des évènements de cette journée, fut l’énorme surprise de devoir constater l’état de faiblesse du royaume de Siam. Ce pays que l’on imaginait riche et puissant, capable de tenir tête aux deux grands empires coloniaux voisins, l’Indochine française et l’Empire des Indes britannique, avait été mis à genoux par deux petits navires de guerre à la coque en bois. Si les bateaux avaient tiré, la population chinoise de Bangkok se serait révoltée contre le Palais, l’armée affaiblie se serait rendue et le Siam, si la France l’avait voulu, devenait un nouveau protectorat au sein d‘une Indochine française élargie.
C’est ce certain 13 juillet 1893, que le Siam faillit perdre sa liberté !
Post scriptum :
Auguste Pavie deviendra la personnalité française la plus détestée des Thaïlandais
Le lieutenant de vaisseau Dartige du Fournet deviendra amiral, il décèdera en 1940 dans sa villa Paknam de Périgueux.
Le commandant Bory devra quitter le service en 1899 et mourut à La Motte (Loire-Atlantique) en janvier 1901.
Le Commodore danois Richelieu, malgré sa bien piètre prestation navale, deviendra le concessionnaire de la première ligne de chemin de fer de Thaïlande de Paknam à Bangkok et ce pendant 50 ans. Il mourra en 1932.
La vaillante petite Comète finira ses jours comme yacht privé du Roi Sisowath du Cambodge, mais en conservant, avec fierté, son emblème peint sur le pont, ‘une comète traversant le corps d’un éléphant blanc’.
Raphaël Réau, après plusieurs années de diplomatie dans des postes en Chine, reviendra comme Ministre de France à Bangkok, hélas pour y mourir en mars 1928.
Enfin nos trois marins, grâce aux efforts du Souvenir Français de Thaïlande et de la Société Bouygues-Thaï, ne sont plus oubliés : sous l’autorité de son excellence M. Gilles Garachon, le monument du Souvenir dressé en 2017 dans la cour de l’Ambassade de France en Thaïlande porte leurs noms, digne rappel de leur sacrifice..
Bibliographie succincte :
BORY Victor : Rapport à M. le contre-amiral cdt en chef de la division navale. Juillet 1893.
DARTIGE du FOURNET Louis : Journal d’un cdt de la Comète. Plon, 1915.
HAILLY (du) Edmond : Souvenirs d’une campagne dans l’Extrême-Orient. Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1866.
MARCHAT Philippe : Jeune diplomate au Siam. R. Réau. 1894-1900. L’Harmattan, 2013.
MEYNIARD Charles : Le Second Empire en Indo-Chine. Soc. d’Editions Scientifiques, 1891.
MATGIOI (Albert de Pouvourville) : L’affaire de Siam. 1886-1896. Chamuel, 1897.
NEALE Fred. Arthur : Narrative of a Residence. London, National Illust. Library, 1852.
PAVIE Auguste : Mission Pavie. Vol. 7. Ernest Leroux, 1919.
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