L’histoire du premier royaume siamois est dominée par un souverain dont les Thaïs ont encore la nostalgie : Ramkhamhaen. Voici une nouvelle chronique historique issue de nos archives écrite par Xavier Galland, auteur du « Que Sais-je ? » n°1095, « Histoire de la Thaïlande ».
Quand ils débouchent dans la péninsule indochinoise, les Thaïs sont déjà riches d’un long contact avec la Chine, comme en témoigne leur organisation sociale. Au travers des Khmers et des Môns, c’est à la civilisation indienne qu’ils vont maintenant puiser, recevant des premiers leur organisation politique et administrative, la pratique du culte royal, leur écriture et leur sensibilité artistique, et des seconds leur sens du droit et, surtout, le bouddhisme Theravada. C’est l’émergence du royaume de Sukhothai qui marque réellement l’entrée en scène des Siamois en tant que force politique dans la plaine du Chao Phraya — et, plus généralement, dans la péninsule indochinoise.
Une grande partie de ce que nous savons — ou croyons savoir — sur Sukhothai à l’époque des successeurs d’Indraditya nous vient de son deuxième fils, Ramkhamhaeng ou « Rama le Hardi ». La tradition veut en effet qu’au cours d’une bataille contre le prince de la principauté de Sot qui avait attaqué le territoire de Sukhothai, Ramkhamhaeng ait mené la contre-offensive et repoussé l’assaillant alors que les troupes de son père fuyaient en désordre. Cette prouesse militaire, alors qu’il n’était âgé que de dix-neuf ans, lui valut son surnom.
En 1292, Ramkhamhaeng aurait fait graver une stèle qui, dans la tradition des panégyriques royaux, nous dépeint un royaume quasi idyllique, prospère (« Dans l’eau, il y a du poisson ; dans la rizière, il y a du riz »), exempt d’impôt, dirigé par un roi puissant et magnanime, paternellement à l’écoute de son peuple, et dont la piété n’a d’égale que l’ampleur de la renommée. Cette inscription nous apprend, par exemple, que le roi avait fait installer une cloche à la porte du palais afin que quiconque puisse, en la sonnant, en appeler à lui pour quelque affaire que ce soit.
L’authenticité de cette stèle a été remise en question avec, notamment, des arguments d’ordre linguistique. Il serait possible que la stèle ait été gravée à une date postérieure à celle initialement retenue, et qu’elle soit l’œuvre du roi Rama IV (1851-68). Que l’on se garde cependant de la considérer comme une mystification délibérée, encore moins comme un canular. S’il s’avérait qu’elle ait effectivement été gravée par — ou sur instruction de — Rama IV, elle était vraisemblablement conçue comme une synthèse des « connaissances scientifiques » de l’époque et comme la description d’un royaume bouddhique idéal. Cette stèle, empruntant beaucoup à d’autres inscriptions (originales celles-ci), ne serait ainsi pas dénuée de toute vérité historique quoiqu’il convienne de vérifier et recouper ses allégations.
Quand Ramkhamhaeng devient roi en 1279, son royaume est encore très petit mais la conjoncture est propice. En effet, Angkor s’essouffle, Pagan est la cible des visées expansionnistes mongoles et, dans la plaine du Chao Phraya, le pouvoir est vacant. Il met en place un système de gouvernement nouveau, résolument thaï, qu’il semble s’ingénier à rendre le plus dissemblable possible du modèle angkorien. Même la créativité des artistes thaïs de cette époque s’écarte de la plastique khmère. Leurs sculptures, d’une grâce toute spécifique, arborent des traits physiques indubitablement siamois.
Par influence et par les armes, Ramkhamhaeng développe un réseau d’allégeances à sa personne qui, entre 1280 et 1295, accroît considérablement le nombre de territoires sous son autorité. Cette expansion spectaculaire se fait principalement au détriment d’Angkor (mais aussi du Srivijaya dans le Sud). Politiquement cependant, le royaume repose essentiellement sur le prestige personnel du roi et l’assujettissement de beaucoup de territoires ne sont que le résultat de ces allégeances, parfois renforcées par des liens familiaux. De fait, à la disparition de Ramkhamhaeng (entre 1298 et 1318), c’est par pans entiers que le royaume se disloque. Très pieux, son fils Lo Thai gagne le surnom de dharmaraja (« roi de la Loi ») et œuvre à renforcer le bouddhisme singhalais.
Son fils Lu Thai, auteur d’un traité de cosmologie intitulé Les Trois Mondes (1345), s’absorbe dans les études religieuses au détriment du gouvernement et doit finalement reconnaître la suzeraineté du prince d’U Thong, fondateur d’Ayutthaya. Les rois de Sukhothai ne sont dès lors plus que de simples gouverneurs de provinces, vassaux d’Ayutthaya qui soumet militairement le royaume en 1378 et l’annexe définitivement en 1438.
Xavier Galland